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Vers une nouvelle éditorialisation du territoire ?

L’exploration « De la culture dans la ville, à l’urbanisme culturel : les approches sensibles et artistiques au service des territoires en transitions », proposée le 16 novembre 2023 dans le cadre de la 44ème Rencontre nationale des agences d’urbanisme, s’est articulée autour d’une réflexion sur la place et les apports des démarches d’urbanisme culturel dans un contexte de réorientation écologique.

Champ interdisciplinaire émergent au début des années 2000, l’urbanisme culturel est nommé comme tel par le Polau–pôle art & urbanisme, en 2018. S’appuyant sur des interventions artistiques et culturelles situées, cette démarche intervient en de nombreux endroits de la fabrique des territoires, en travaillant sur la scénographie, les usages, les ambiances, les relations sociales, les relations au vivant, les paysages ou la production symbolique. En bousculant les modes opératoires traditionnels, en considérant autrement l’existant, la parole citoyenne, en dévoilant attachements et récits alternatifs, les approches sensibles, au sens large, apparaissent aujourd’hui comme un outil privilégié pour traiter les enjeux contemporains de transitions.

Dans quelle mesure les démarches de recherche et de création artistiques peuvent-elles être vues comme des moyens de transformation des représentations et de la décision collective ? Quels potentiels pour les agences et leurs adhérents ? L’exploration, sous forme d’agora participante, visait à questionner plus précisément les apports de l’urbanisme culturel et des approches sensibles pour la réorientation écologique des territoires.

De l’art de faire se croiser les mondes

En quoi l’urbanisme peut-il avoir recours à d’autres intelligences que des intelligences techniques et financières ? Comment se poser la question de l’histoire à raconter, avant celle des normes, des réglementations ? À l’heure où certains acteurs de l’art et la culture se questionnent sur leur utilité sociale, l’urbanisme s’interroge sur sa capacité à produire des projets urbains alternatifs, portés collectivement… Maud Le Floc’h, directrice du Polau, souligne l’opportunité de cette crise existentielle, pour faire se rapprocher les mondes. Rapprochement qu’il convient de tisser avec patience, en « prenant le temps », afin d’éviter les liaisons parfois dangereuses entre arts, culture, urbanisme et territoires.

Les exemples sont nombreux, qui éclairent les vertus de démarches où les « forces artistiques » entrent en dialogue avec les processus de fabrique urbaine et territoriale : un élu/un artiste, expérience fondatrice imaginée en 2002 au Polau ; les Lieux infinis, d’Encore Heureux, lieux pionniers qui expérimentent des processus collectifs pour habiter le monde ; Jour inondable, expédition artistique conçue par la Folie Kilomètre autour du risque inondation en bord de Loire… Maud Le Floc’h précise les apports spécifiques de la méthodologie artistique, qui compose avec le contexte, négocie avec les parties prenantes, intègre, active et souvent renverse les perspectives… Apparaît alors une nouvelle « éditorialisation » du territoire mêlant petits et grands récits, dans une logique « oblique », à la charnière de méthodes ascendantes et descendantes.

L’expérimentation Transfert [1], menée de 2018 à 2023, à Rezé (Loire-Atlantique), met en lumière les tensions qui peuvent émerger autour de projets à la croisée des mondes, l’importance de la gouvernance et la nécessité de « traductions » pour accompagner ces dynamiques hybrides et hors normes. Fanny Broyelle, membre de l’académie de l’urbanisme culturel hébergée au Polau et pilote du projet, évoque ainsi les malentendus qui ont émergé au gré du développement de cette ambitieuse aventure dédiée à la transition d’une zone d’aménagement concerté (ZAC) de 15 hectares. Malgré l’abondance de financements, malgré l’adhésion des habitants à l’univers artistique, l’alchimie semble ne pas avoir opéré, entre aménageurs, urbanistes et élus à la culture. Faute d’un portage politique adapté, le projet de ZAC et le projet artistique ont ainsi temporairement cohabité, sans parvenir à se nourrir l’un l’autre.

Itinéraires bis

Au-delà de l’urbanisme culturel à proprement parler, l’hybridation des approches, à des degrés divers, semble une voie possible vers des projets urbains et territoriaux davantage ancrés et donc plus robustes en contexte de réorientation écologique.

À Saint-Omer (Pas-de-Calais), le portage du Pays d’art et d’histoire (PAH) par l’agence d’urbanisme, de développement et du patrimoine Pays de Saint-Omer (AUD) depuis 2013 – cas unique en France – crée une synergie qui facilite les approches transdisciplinaires. Cette mise en proximité confère au label PAH un rôle d’ingénierie active dans les politiques d’aménagement, tout en apportant une légitimité dans les actions culturelles. Sans toutefois s’inscrire dans le mouvement de l’urbanisme culturel, l’agence du Pays de Saint-Omer s’attache ainsi à faire travailler ensemble urbanisme et culture. L’approche patrimoniale s’intègre ainsi naturellement dans l’élaboration du schéma de cohérence territoriale (SCoT) et du plan local d’urbanisme intercommunal (PLUi) ou dans les projets pré-opérationnels (restauration, renouvellement urbain…). Des visites à deux voix sont régulièrement organisées, associant chargés d’études et guides conférenciers, où le patrimoine sert de porte d’entrée pour sensibiliser le public aux défis écologiques. L’agence expérimente également les résidences d’artistes en accompagnement de mutations urbaines.

Basée à Cunlhat (Puy-de-Dôme), l’association Rural Combo conçoit des démarches expérimentales mêlant architecture, design, gouvernance, urbanisme, écriture, action artistique… Éloignée des codes du mouvement de l’urbanisme culturel, elle s’implique aux côtés des habitants – parmi lesquels les élus – pour favoriser l’émergence de communs. Invitée à intervenir sur les questions d’aménagement, son action s’établit finalement sur la gouvernance et s’articule systématiquement sur le temps long, selon les principes de la permanence architecturale, en complicité avec La Preuve par 7 [2]. Dans le village de Pérignat-sur-Allier (Puy-de-Dôme), ce sont ainsi deux ans d’ateliers, de chantiers, d’actions culturelles et artistiques, qui engagent une nouvelle manière de faire démocratie. Au sein des 7 000 m2 de l’ancien collège jésuite de Billom, l’équipe s’attache à transformer pas à pas la norme et la réglementation par le faire, vers de nouveaux possibles collectifs.

Sur le territoire voisin de Loire Forez Agglomération, l’approche culturelle se met au service de projets urbains. Un service d’accompagnement des communes souhaitant établir une stratégie de centre bourg/ville a été mis en place dans la lignée du projet de territoire issu de la fusion des EPCI en 2017. Claudine Court et Évelyne Chouvier, vice-présidentes, ont très vite compris les vertus d’une démarche croisée. Cette posture politique a permis d’initier et d’expérimenter de nouvelles formes de dialogues et de coconstruction avec les habitants, à travers la présence artistique. Malgré certaines réticences initiales, malgré les revirements liés aux élections, les expérimentations se sont inscrites dans le mode de faire de l’EPCI, au bénéfice d’un projet territorial plus directement relié aux imaginaires habitants.

De la nécessité d’un nouveau logiciel

Stefan Shankland note que la formalisation de cadres rassurants tels le label démarche à haute qualité artistique et culturelle (HQAC), qu’il développe depuis quelques années, peut favoriser l’émergence de nouvelles pratiques et mettre en valeur la qualité des processus de productions artistiques, culturels et sociaux, en levant la réticence des élus vis-à-vis de démarches sensibles hors normes. Corédacteur de la tribune « Artistes, architectes, urbanistes, écologues, osez la post-disciplinarité ! [3] », il souligne l’urgence, pour être à la hauteur des défis écologiques, de systématiser les approches et méthodologies transdisciplinaires, seules susceptibles de nous permettre d’inventer de nouveaux scénarios et de nous projeter dans ce qui n’est « pas encore là ». Ce qui induit la mise en place de dispositifs de soutien financier au croisement de l’écologie, des arts et de l’urbanisme.

Qu’elles se revendiquent, ou non, de l’urbanisme culturel, les approches sensibles – hybrides, sur mesure, basées sur le lien, le faire-ensemble, et le pari de l’intelligence collective et citoyenne – semblent finalement tracer un chemin vers de nouveaux possibles. Elles induisent une vigilance particulière quant aux formes de gouvernance, de médiation, au portage politique, et nécessitent le dépassement de cadres disciplinaires et financiers devenus périmés au regard des défis de la réorientation écologique.

Inspirer la transition écologique à Riom, Limagne et Volcans

Comment aider les élus locaux, en prise directe avec le quotidien de leur territoire, à prendre de la distance et à envisager la transition écologique le plus positivement possible ? En leur montrant par l’exemple que loin de ne constituer qu’une contrainte supplémentaire, répondre au défi du changement global peut aussi être une opportunité pour se questionner, fort d’un nouveau regard, et trouver des solutions à des problèmes plus anciens. Partant de ce constat, l’agglomération de Riom Limagne et Volcans (RLV) a sollicité l’Agence d’urbanisme pour organiser et animer un cycle de rencontres à destination de ses élus communautaires et communaux.

Se poser les bonnes questions

Organiser des rencontres pour apprendre et discuter de la transition écologique est intéressant. S’assurer que les sujets traités correspondent aux situations territoriales et aux questionnements des élus est encore mieux. C’est par le moyen d’un questionnaire avant et pendant ces rencontres que l’AUCM s’est assurée de la pertinence des questions abordées. C’était aussi une manière de mieux comprendre les représentations des élus, leurs freins à la transition et toutes ces dimensions rarement explicitées que le retour d’expérience doit aussi permettre de traiter et de contribuer à dépasser. Les freins exprimés sont tout autant de l’ordre du manque de connaissances que de la nécessité d’être accompagné, outillé et formé pour relever les enjeux de la transition.

Deux thèmes ont finalement été retenus : « la transition énergétique », traitée lors de la rencontre d’octobre 2023 et « les espaces publics économes en eau et favorables à la biodiversité », traités le mois suivant. Deux rencontres  portées par la même ambition : explorer  les actions déjà en cours sur le territoire, susceptibles de faire l’objet d’une accélération. La recherche d’opérationnalité était, de fait, au cœur des attentes pour parvenir à embarquer des élus soucieux de concret et d’efficacité dans les enjeux de la transition écologique. A chaque fois la même organisation, une table ronde et un atelier participatif animés par l’Agence. Par souci d’apprendre de ce qui se fait ailleurs étaient également invités des représentants de territoires voisins, eux-mêmes engagés dans des projets significatifs.

Accélérer la transition énergétique

La première rencontre a mis en lumière des projets de transition énergétique qui placent l’humain et le local au centre de la réflexion. À Anzat-le-Luguet, une commune montagnarde de 170 habitants au cœur du massif du Cézallier, le chauffage tourne pratiquement toute l’année. Malgré la faible densité du bâti, la commune a fait le choix d’implanter deux réseaux de chaleur bois-énergie pour desservir les bâtiments communaux et les habitations, qui étaient chauffés majoritairement au fioul. Ce réseau de chaleur est alimenté par du bois, prélevé sur les massifs forestiers avoisinants.

Privilégier les matériaux locaux, c’est aussi le choix fait par la commune de Maringues pour la construction de son école primaire. Béton de terre, bois du Livradois-Forez, terre cuite,… les matériaux ont été soigneusement sélectionnés pour répondre aux exigences de confort thermique et sonore, tout en garantissant le confort de vie des élèves.

La transition énergétique passe aussi par la multiplication des unités de production. À Loubeyrat, la coopérative énergétique citoyenne Combrailles Durables , appuyée par la commune, développe des projets photovoltaïques. Son fonctionnement est simple : elle finance les installations et se rémunère sur la revente de l’énergie. Aujourd’hui l’association essaime sur tout le territoire des Combrailles : équipement d’écoles et locaux communaux, achats groupés de panneaux photovoltaïques à destination des habitants et parcs photovoltaïques au sol sur des friches en partenariat avec le réseau national de coopératives Enercoop.

Après des échanges nourris entre les maires intervenants et la salle, les élus de RLV ont pris place en tablées, autour d’un jeu sérieux animé par l’Agence d’urbanisme et RLV. Les élus ont échangé, à l’aide d’un plateau de jeu conçu sur-mesure par l’AUCM. Au centre du jeu des cas d’école : « Quels sont les freins à lever pour intégrer les énergies renouvelables dès la conception de mon bâtiment communal ? Quels sont les leviers sur lesquels je peux compter et comment travailler en concertation avec les services de RLV ? ». Si l’atout premier de cet outil est de nourrir le dialogue entre les élus, sa finalité reste bien d’identifier leurs besoins, leurs motivations mais aussi les obstacles qu’ils rencontrent pour mener à bien leurs politiques de  transition.

Renaturer nos villes et centres-bourgs

Un mois plus tard, les élus communautaires et communaux ont de nouveau été réunis pour échanger, cette fois sur la renaturation des espaces publics. Si nos villes et centres-bourgs ont longtemps tourné le dos à la nature, il semble désormais temps de faire du végétal un allié et une priorité. La nature en ville rend plus de services qu’elle ne demande de soins, et les témoignages inspirants des élus invités en table ronde sont venus renforcer cette idée. La renaturation des espaces publics passe par deux leviers, qui ne vont pas l’un sans l’autre : la perméabilité des sols et la végétalisation.

La table ronde a ainsi débuté par le témoignage de la commune de Gannat, qui a porté le réaménagement de sa place centrale : le champ de foire. Hier minérale, cette place est aujourd’hui un lieu vivant, accueillant et perméable. La perméabilité des sols est aussi au centre des réflexions de la commune d’Ennezat, qui emploie de la pouzzolane, une pierre volcanique locale, pour pailler et drainer les aménagements paysagers de la commune.

Concernant la végétalisation, il existe de nombreuses manières de faire entrer le vivant en scène pour renaturer nos espaces publics. Les communes de Châtel-Guyon et de Romagnat s’y emploient : végétalisation des cours d’école, fleurissements et tailles raisonnés, vergers conservatoires, micro-forêts, nichoirs, végétalisation de cimetières,… autant d’exemples porteurs de sens présentés en table ronde et pendant l’atelier participatif.

Pour cette deuxième rencontre, l’AUCM a conçu un plateau de jeu où les élus purent exprimer, à partir d’un photo-langage, leurs actions pour repenser les espaces publics au prisme de la végétalisation vue sous ses trois principales composantes : renaturer, créer des espaces de nature en ville et entretenir les espaces verts. L’Agence a construit ce photo-langage autour d’exemples locaux, notamment sur le territoire de Riom Limagne et Volcans. Au contraire du premier outil d’animation, qui mettait les élus autour de cas d’école fictifs, cet atelier met au centre les projets des élus, avec toujours l’intention de mieux comprendre leurs besoins et leurs attentes pour renouveler leurs pratiques de création et d’entretien des espaces végétalisés.

De l’enjeu de faire émerger une culture commune des transitions

Sur les 31 communes que compte le territoire de Riom Limagne et Volcans, 25 ont pris part aux rencontres de la transition écologique. Créer un espace-temps où les élus peuvent échanger librement, exprimer leurs besoins, leurs craintes mais aussi partager leurs réussites est assurément un premier résultat. Ces rencontres de la transition mettent en évidence le besoin et les bénéfices de créer des liens entre les communes pour partager bonnes pratiques et retours d’expérience, pour décrypter et mieux comprendre les enjeux et les dispositifs, pour mutualiser certaines pratiques et (dé)montrer qu’il est possible de changer nos modes de faire (« ils l’ont déjà fait »). L’intérêt porté aux savoirs, savoir-faire et savoirs d’usage exposés montre également la nécessité pour les élus de se former, de se sensibiliser et de communiquer autour des bénéfices collectifs des projets de transitions. Ces sont sans doute là des conditions indispensables pour atteindre l’objectif initialement fixé : donner aux élus des clés pour amorcer des actions concrètes, pour que la transition soit pleinement incarnée et portée dans les territoires.

Alimentation et culture dans la même assiette

L’exploration « Culture alimentaire et transition écologique : comment aborder l’alimentation comme un fait culturel revisitant nos marqueurs politiques, économiques, sociaux, sanitaires, territoriaux ? », proposée le 16 novembre 2023 dans le cadre de la 44ème Rencontre nationale des agences, a permis d’observer deux modèles de production agricole différents, mais aussi d’étudier les marqueurs émotionnels, symboliques, sociaux, économiques, politiques et écologiques de l’alimentation d’aujourd’hui et de demain.

Notre rapport à l’alimentation a évolué au cours de ces dernières décennies à travers de nouvelles prises de conscience qui engendrent des changements de normes, de législation, de comportements, de modes de vie. Il faudra convoquer plus d’un modèle pour relever les défis de demain et parvenir à changer nos pratiques sans détruire nos cultures alimentaires. C’est fort du constat de la complexité du sujet et pour l’appréhender dans un cadre inspirant que la journée d’exploration autour de la culture alimentaire a été conçue : trois sites, une dizaine d’intervenants et une équipe d’animation ont permis de s’imprégner, de ressentir, de prendre conscience, de débattre des solutions et actions mises en oeuvre ici et là, pour que chacun réfléchisse et trouve, à son échelle, sa marge de manoeuvre et d’intervention. L’équipe organisatrice s’est appuyée sur la Limagne, plaine agricole aux portes de la métropole clermontoise, pour évoquer la culture alimentaire à travers trois lieux démonstrateurs d’un sujet à plusieurs enjeux.

Challenger un modèle agroalimentaire à grand volume

La journée exploratoire a commencé au Biopôle Clermont-Limagne dédié aux entreprises des sciences du vivant. Les participants ont visité l’usine de panification Jacquet-Brossard et assisté à la présentation de la filière blé de la coopérative agricole Limagrain, depuis le blé planté jusqu’aux modèles des pains vendus par la grande distribution. L’exposé de leurs recherches nutritionnelles en boulangerie-pâtisserie et les discussions ont fait toucher du doigt les défis de ce modèle agroalimentaire industriel et de cet acteur incontournable du territoire, dont les exigences économiques, environnementales et marketing structurent la filière et obligent à adapter les process en permanence.

Encapaciter des modèles alternatifs

La matinée s’est poursuivie par la visite des Jardins Solidaires, à Gerzat. Porté par le Secours populaire et inscrit dans une expérimentation « territoires zéro chômeur de longue durée » (TZCLD), ce projet a trouvé ici les conditions de son développement : une douzaine de travailleurs en insertion produisent, sur une ancienne friche de 2 hectares mise à disposition par la commune, des légumes bio, vendus à prix coûtant préférentiellement aux structures d’aide alimentaire locales ou via le réseau de producteurs locaux 63 Saveurs.
Même si ce modèle économique de l’entreprise à but d’emploi reste à consolider, il n’en reste pas moins qu’il répond à des objectifs majeurs : permettre un retour à un emploi porteur de sens et de dignité pour les travailleurs, rendre accessible une alimentation de qualité, diversifier la production sur les terres agricoles locales et alimenter un réseau vertueux de solidarité. Le maire de Gerzat et l’équipe des Jardins Solidaires ont partagé avec le groupe leur enthousiasme, leurs convictions, mais aussi les difficultés et les incertitudes inhérentes à un tel projet qui contribue à changer de modèle.

Restaurer les sens et les perceptions

L’exploration s’est poursuivie au Pré du Puy, qui est à la fois une exploitation maraîchère, un magasin en vente directe et un restaurant. Dans ce site inspirant, un repas a été élaboré en partenariat avec la Scop Cresna, pour amener les convives à s’interroger sur leurs pratiques alimentaires. Pour être à la hauteur des défis de demain, le repas, référence culturelle et symbolique, doit évoluer dans ses ingrédients, ses quantités, ses synergies nutritionnelles : crudités, « cuidités », légumineuses, oléagineuses, produits laitiers, oeufs, épices et condiments ont été mis à disposition pour que chacun compose son assiette. L’accompagnement par l’éducatrice du goût a permis de prendre conscience des déterminants de choix et de composition des assiettes. Les échanges ont permis de se questionner sur la sensorialité en mangeant (couleur, texture, saveurs, quantité), les synergies alimentaires, la néophobie alimentaire, etc.

Conscientiser les marqueurs culturels de l’alimentation

Comme souvent à la fin d’un bon repas, les convives sont restés à table pour continuer à débattre et discuter, en profitant de l’expertise des intervenants. L’intervention de Marie Walser (chaire Unesco Alimentations du monde), axée principalement sur le marqueur sanitaire, a approfondi les liens entre alimentation, corps, santé humaine et environnementale. En écho à la visite de l’usine du matin, l’intervenante a défendu l’idée que le changement de modèle alimentaire suppose que l’alimentation soit considérée comme un bien commun et non pas comme une simple marchandise.

Dans un contexte où les choix alimentaires se font en fonction de ses moyens économiques, de son temps, des disponibilités des produits, de sa culture, de ses goûts, mais aussi souvent en fonction du marketing et de la publicité, les améliorations apportées aux aliments ne devraient pas être des arguments spéculatifs et concurrentiels, mais au contraire être partagées au bénéfice de la santé de tous.

La présentation par Philippe Métais des actions de Gaz réseau distribution France (GRDF) autour des biodéchets et de leur engagement sociétal en faveur des collectivités, via le milieu scolaire, a alimenté le débat du marqueur écologique. Derrière ce marqueur se cache la question de l’ampleur du changement de modèle. Souhaitons-nous développer des solutions technologiques pour compenser les inconvénients d’un modèle, ou le revoir totalement pour le rendre plus vertueux ?

L’intervention de Thierry Boutonnier, artiste plasticien empreint de nature et d’agriculture, a permis d’explorer le marqueur culturel et symbolique, mais aussi ses travaux et sa colère citoyenne autour du marketing alimentaire et de la prédominance des intérêts économiques sur la politique alimentaire. La diffusion de la bande-son du projet Sugar Killer, conduit avec des collégiens, a fortement interpellé et fait sourire les participants quant aux coulisses du marketing et à l’opacité des réponses apportées aux adolescents. Le marketing habille l’alimentation de toutes les vertus, mais, dans les faits, les compositions restent mystérieuses. La question de la responsabilité des adultes et du système alimentaire sur la santé des enfants a été posée. La santé apparaît, elle aussi, comme un bien commun, avec un idéal de transparence et d’éducation pour relever les défis culturel et symbolique dès le plus jeune âge. La dernière intervention de Boris Tavernier, fondateur de Vrac (Vers un réseau d’achat en commun), a permis d’éclairer les marqueurs politiques et socio-économiques quant à l’accès à une alimentation durable et de qualité pour toutes et tous, quels que soient les moyens financiers ou la localisation géographique des personnes. En achetant en grande quantité, Vrac réussit à obtenir des produits de qualité à des prix compétitifs, que les adhérents peuvent ensuite acheter à des prix raisonnables. L’initiative est partie des quartiers populaires de l’Est lyonnais, le réseau est désormais national et milite plus globalement pour l’éducation à l’alimentation alliant plaisir, créativité et interculturalité. Il est aussi actif dans le réseau qui oeuvre pour la création d’une sécurité sociale alimentaire.

Réalimenter un imaginaire collectif

En conclusion, Éric Roux (association L’Étonnant Festin) est intervenu pour apporter son expertise sur l’approche quotidienne de la transition alimentaire en s’appuyant sur les enjeux de transmission des savoirs interculturels comme pare-feu aux normes imposées par le système étatique. Il a abordé la notion d’un projet culturel de territoire qui redistribue des savoirs et réalimente un imaginaire collectif. Les participants ont été invités à exprimer les émotions à chaque étape de l’exploration. Le niveau des débats, les visites et intervenants ont permis d’examiner la plupart des marqueurs de l’alimentation et d’ébaucher ensemble des pistes de solutions pour répondre aux défis de notre civilisation : rien de moins que la définition de la culture selon Clair Michalon [ingénieur agronome et formateur, ndlr] : « La culture, c’est la manière de trouver ensemble des réponses aux défis de notre temps. »

Avec le chantier des « 1 000 premiers jours de la vie », les cantines et les quartiers populaires sont ressortis comme les emblèmes de cette transition aussi intime que collective.

Quelle contribution des politiques culturelles à la réorientation écologique des territoires ?

L’agence d’urbanisme Clermont Massif central (AUCM) propose aux collectivités qui souhaiteraient engager leur réorientation écologique de tester un outil, en cours de conception, permettant d’aborder la transition écologique des territoires par une entrée culturelle.
Les premiers résultats valent invitation.

Depuis l’automne 2023, une vingtaine d’acteurs locaux (artistes, techniciens, responsables associatifs…) participent à des ateliers de prospective « à dire d’experts 1 ». Ces ateliers permettent de projeter les politiques culturelles, leur contenu, leurs modalités de production et les rôles des acteurs de la culture dans différents scénarios à l’horizon 2050. Ces scénarios, articulés avec la production de l’Ademe [Agence de la transition écologique, ndlr] « Transitions 2050 2 », doivent conduire à une vision territorialisée des projections par le prisme des politiques culturelles. On interroge ainsi pour chaque contexte ce qui « est » culture, le rôle qu’elle exerce, la manière dont les acteurs publics et privés, professionnels s’en saisissent.

La production qui découlera de cette première étape permettra à l’agence d’urbanisme Clermont Massif central (AUCM) de créer un prototype d’accompagnement des territoires. Les collectivités du Massif central volontaires pour repenser leurs politiques culturelles pourront bénéficier de l’accompagnement de l’agence dans les prochains mois. En effet, au regard des bouleversements anthropocènes auxquels font face les territoires, les solutions techniques et organisationnelles ne suffiront pas à engager pleinement la société sur un chemin résilient.

La culture, par sa capacité à véhiculer des imaginaires, à créer la rencontre et l’inattendu, à faire « ressentir », peut jouer un rôle prépondérant dans l’acculturation nécessaire aux changements qu’il nous faut conduire collectivement. Pour illustrer cette production, voici en avant-première un des quatre scénarios produits, articulé à celui des « Coopérations territoriales » de l’Ademe 3, afin de mettre en situation anthropocène les politiques culturelles et leurs territoires.

La culture de coopération pour prendre soin les uns des autres : une ébauche de scénario

La réalité actuelle dans laquelle toutes les vies et formes de vie ne se valent pas est le reflet d’une culture anthropocentrée et occidentale sur laquelle s’est construit le modèle socio-économique dominant. Les barrières cognitives et les échelles de valeurs héritées de ce modèle sont autant de freins à la réorientation écologique des territoires qu’il faudrait pourtant engager dès aujourd’hui. Le constat de la vulnérabilité du système socio-économique face aux réalités anthropocènes a conduit à un changement de modèle. Celui-ci se construit autour d’une lecture des relations, humaines mais également avec le vivant et le non-vivant, au prisme du soin et de la préservation. Prenant acte de l’intégration pleine et entière de l’humanité dans le vivant, le changement fondamental de valeurs qui s’est opéré en accordant à toute vie et quelle qu’en soit la forme, une valeur pour elle-même, a entraîné une transformation profonde des politiques publiques.

Ainsi, celles-ci s’appliquent désormais à exercer un rôle de soin à deux niveaux : d’une part, face aux transformations radicales du monde et aux bouleversements sociaux que l’anthropocène et le changement de modèle ont entraînés ; d’autre part, en inculquant à chacun une culture de l’attention à l’autre devenue valeur centrale. Ainsi, les indicateurs socio-économiques, le système fiscal et les modes de comptabilité ont été considérablement transformés pour prendre en compte ces nouveaux impératifs. L’attribution d’un statut juridique aux entités naturelles leur a offert une protection face à des périls imminents ainsi qu’un rôle d’acteurs à part entière de la décision publique. Les expérimentations de convention citoyenne et les méthodes de type « budget participatif » ont été généralisées ; l’éducation culturelle et artistique, l’héritage des volets culturels des politiques de transition et l’esprit des projets culturels de territoire ont inspiré un modèle de gouvernance locale résilient et agile, organisé autour des droits culturels.

Des gouvernances locales et agiles

Afin de mettre en oeuvre cette organisation, l’État s’est fortement décentralisé au profit du développement de gouvernances locales et partagées à l’échelle des anciens EPCI [établissements publics de coopération intercommunale]. Les échelons administratifs ne sont plus nécessairement en correspondance avec les échelles d’action : celles-ci se reconfigurent en permanence, en fonction des enjeux et projets à l’oeuvre. La nouvelle perspective biorégionaliste qui structure tout projet permet de prendre en compte la totalité des composantes d’un territoire et leurs rétroactions. Cette approche entraîne les différents territoires, voisins ou non, dans des logiques de coopération fortes permettant l’agilité nécessaire au déploiement de projets ou de politiques publiques à des échelles variables.

L’organisation territoriale accepte et permet l’incertitude et l’adaptation permanente. En tant que garant de la justice, de l’exercice démocratique et de l’accès aux soins et à l’éducation, l’État accompagne les nouvelles collectivités territoriales dans la mise en oeuvre effective de ces dispositifs dont tout un chacun doit bénéficier. La condition sine qua non pour des gouvernances locales réellement démocratiques repose, en effet, sur une réponse à l’ensemble des besoins fondamentaux du vivant, dont le plein exercice des droits culturels. Ceux-ci permettent d’assurer à chacun la capacité de s’outiller intellectuellement pour prendre part au débat et à la décision publique.

La réinvention des politiques culturelles

L’intégration des droits culturels dans les besoins fondamentaux auxquels les pouvoirs publics apportent une réponse se traduit par la disparition du ministère de la Culture et des politiques culturelles telles que menées depuis les années 1960. En effet, la question culturelle n’est plus traitée selon un angle création/diffusion/accessibilité de disciplines, lieux ou pratiques légitimés par l’État. Il s’agit désormais de considérer tout domaine de la vie publique au regard des droits culturels. Ainsi, chaque politique est élaborée en fonction de sa capacité à permettre à toute personne ou groupe, sans discrimination, de développer et d’exprimer son humanité et sa vision du monde. Les politiques publiques se trouvent ainsi renforcées dans leur rôle de permettre l’« encapacitation » de tous, nécessaire à l’exercice démocratique local sur lequel repose désormais l’organisation de l’État.

Les politiques culturelles, face à leurs propres incohérences dans ce nouveau modèle ainsi qu’à l’impératif de soutien au déploiement des droits culturels, ont réalisé un long parcours vers l’acceptation de leur disparition telles qu’elles existaient jusque dans les années 1930. Les professions culturelles se sont hybridées avec celles de l’ingénierie territoriale, déplaçant le coeur de métier vers la facilitation des coopérations, la médiation et l’accompagnement de processus expérimentaux. Le système éducatif s’est également profondément transformé, tant dans le contenu véhiculé que dans les méthodes employées. Ainsi, les enseignants, placés dans une posture apprenante, transmettent les savoirs « anciens », mais enseignent également l’incertitude, le « faire ensemble » et l’envie de prendre soin.

Les droits culturels pour faire fonctionner une démocratie du vivant

Par leur préoccupation pour l’exercice des droits culturels, les politiques publiques s’ancrent dans les territoires de vie et dans le quotidien, favorisant le développement de cultures communes locales. La culture relève ici du lien, du liant, de l’anthropologique plus que de l’artistique. Cette culture du lien est en elle-même précieuse et soignée par les politiques publiques qui oeuvrent à l’articulation de logiques de proximité et d’ouverture au monde ; un jeu d’échelles indispensable pour faire société et éviter le repli sur soi. Si la société civile exerce un rôle particulièrement important dans les gouvernances locales, les modèles de type associatif coexistent avec le service public, dont le rôle est d’apporter à tous une capacité de participation, d’implication, d’expression, et cela, sans condition d’appartenance ou d’adhésion. Pour encourager et permettre la libre expression de tous au sein de la société et ainsi renforcer la démocratie, les pratiques artistiques amateurs sont soutenues par les pouvoirs publics.

Les projets expérimentaux, impliquant une recherche permanente d’adaptation à des contextes ou échelles variables, sont largement considérés pour leur capacité à faire face à l’instabilité du monde. Les pratiques dites « alternatives » ne sont plus évoquées comme telles, puisque les anciennes hiérarchies culturelles n’ont plus cours et que ce qui « est » culturel a été redéfini : la culture est propre à chacun, fait collectif et est ancrée dans un quotidien plus écologique.

Bien que, dans ce scénario, l’accent soit mis sur les processus créatifs plus que sur les oeuvres finales, les productions artistiques existent toujours. Elles sont, elles aussi, partie intégrante de l’expression humaine et sont en elles-mêmes des médias par lesquels s’expriment les droits culturels. Ces créations sont situées et privilégient des formats de création et de diffusion en proximité avec les territoires et leurs habitants, au sens élargi. L’art écologique longtemps marginal qui vise à travailler avec les écosystèmes et à les raviver occupe une place importante dans la création. Les personnels de la culture, tout comme les artistes, peuvent ainsi se faire médiateurs : les premiers afin d’accompagner les artistes et les populations dans les processus de création ancrés ; les seconds dans leur capacité à faire dialoguer les personnes et les territoires entre eux, vivants humains et non humains compris. Le pays du premier ministère de la Culture au monde est, de ce point de vue, resté précurseur en agrégeant les politiques culturelles avec celles auparavant dédiées à la nature, mais aussi à l’éducation et à la santé.

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LA CULTURE DE COOPÉRATION POUR PRENDRE SOIN LES UNS DES AUTRES : UNE MISE EN SITUATION

Léa, habitante élue au comité de pilotage du projet de rénovation biomimétique à empreinte positive de l’hôpital de proximité, se rend à pied à la bibliothèque pour assister à une représentation de la compagnie éphémère créée dans le cadre de ce projet. Elle est accompagnée de Mme Diop qui souhaite prendre part aux échanges en public libre. Elles sont en avance et discutent avec les collégiens qui sortent de la bibliothèque.

Dans le cadre de leur cours de relation au vivant, ils mènent, avec des élèves d’un autre établissement, une enquête sur la faune locale et contribuent ainsi au suivi scientifique participatif de la biodiversité. Olivier, le bibliothécaire, les accompagne dans la dimension « recherche et documentation » de leur projet. Léa s’installe dans la grande salle qui jouxte la bibliothèque. Les lits utilisés en journée par les enfants de la crèche ont été relevés contre les murs. La compagnie éphémère comprend une quinzaine de personnes : des techniciens du service public ; des habitants ou usagers des territoires concernés par la rénovation de l’hôpital; des représentants de la forêt et du cours d’eau bordant l’hôpital ainsi que de la faune et de la flore qui les habitent, des artistes professionnels, des personnels hospitaliers, des patients, des ouvriers du bâtiment. Ces personnes ont été tirées au sort par le comité de pilotage.

Pour permettre à chacun de s’investir, leurs obligations professionnelles sont suspendues le temps du projet. Paul, agent des droits culturels, assure la médiation entre les membres de la compagnie et le comité de pilotage. La compagnie propose ce soir une séance de théâtre forum pour débloquer une situation liée au projet : dans le cadre de la réalisation des travaux, les engins de chantier doivent accéder à la façade du bâtiment bordée par la forêt et traverser le cours d’eau qu’elle abrite. Les coupes d’arbres, le passage de poids lourds et le stockage de matériel auront un impact sur l’écosystème qui doit être strictement limité pour garder le bilan positif de l’opération. La mobilisation des réseaux d’acteurs et les conseils issus d’expériences similaires n’ont pas permis de trouver une solution pertinente. Aussi, la représentation de ce soir, en mobilisant de manière sensible les savoirs et points de vue, permettra d’explorer d’autres leviers avec l’assistance.

Faire vivre la lecture à l’échelle intercommunale

Le réseau de lecture publique, créé en 2004 dans le cadre d’un projet de territoire, avec le double objectif de favoriser la solidarité culturelle et son attractivité, est un élément fort de structuration de la politique culturelle de la métropole clermontoise.

La création du ministère des Affaires culturelles, en 1959, a marqué un tournant significatif dans la reconnaissance de la culture comme élément essentiel de la société française. Ce ministère, chargé de coordonner les politiques culturelles à l’échelle nationale, avait pour objet de promouvoir l’accès à la culture pour tous les citoyens. En parallèle, la volonté de décentralisation, qui s’est intensifiée dans les années 1980, a conduit à un transfert progressif de compétences et de moyens vers les collectivités territoriales. Cela a favorisé une gestion plus proche des besoins et des réalités locales, tout en renforçant la présence de la culture sur l’ensemble du territoire français. Ce maillage territorial de lieux culturels a joué un rôle crucial dans la démocratisation de l’accès à la culture en France. Il a permis de diffuser les pratiques culturelles et artistiques au sein des différents territoires, favorisant ainsi l’épanouissement d’une culture vivante et diversifiée.

C’est en 1999, avec la loi Chevènement, qu’une bascule s’est opérée avec le renforcement de l’intercommunalité qui instaure un cadre légal favorable à la coopération entre les communes, tout en élargissant les compétences de ces structures intercommunales. Elle a ainsi contribué à moderniser et rationaliser l’organisation territoriale du pays. En matière de politiques culturelles, cette nouvelle approche a permis de franchir un nouveau cap en intégrant une dimension de solidarité territoriale, passant ainsi d’une logique d’équipement à une logique de territoire. Cette nouvelle orientation a encouragé les communes à travailler ensemble, afin de mutualiser leurs ressources et leurs compétences. Cette approche a favorisé une meilleure coordination des politiques publiques à une échelle de bassin de vie, permettant ainsi une utilisation plus efficace des moyens disponibles.

Un modèle d’intégration intercommunale.

À l’instar de Montpellier et Toulon, la politique culturelle intercommunale clermontoise peut être mentionnée comme l’un des rares exemples de transfert du centre de gravité de la politique culturelle de la ville-centre vers la métropole (cf. Culture et Métropole. Une trajectoire montpelliéraine, d’Emmanuel Négrier et Philippe Teillet, Autrement, 2021). En conseil communautaire du 2 juillet 2004, les élus ont délibéré sur l’adoption d’un schéma d’orientation communautaire du développement culturel, qui permettait d’inscrire à l’agenda une feuille de route sur une durée de quinze ans, dépassant les logiques du mandat, à l’échelle d’un territoire intercommunal composé de 21 communes. Dans cette feuille de route, la décision politique de transférer toutes les bibliothèques municipales a affiché la volonté de créer un réseau de lecture publique dans le cadre d’un projet de territoire, avec pour double objectif de favoriser la solidarité culturelle et son attractivité. Cette décision a permis de passer de la théorie à la pratique avec la création d’un réseau de lecture publique quasi unique en France. Ce réseau composé de quinze bibliothèques et médiathèques ainsi que de deux bibliothèques spécialisées (Centre de documentation du cinéma et du court métrage La Jetée et Bibliothèque du patrimoine) s’emploie à faire vivre la lecture, les pratiques culturelles et l’inclusion sociale sur le territoire. Ce réseau se singularise par son organisation en bassins de lecture, son fonctionnement transversal et mutualisé, dont la vocation est de s’inscrire au plus près des populations et de prendre en compte la grande diversité des publics des territoires. Avant le transfert effectif, au 1er janvier 2005, seules deux bibliothèques étaient aux normes en termes de surface, selon le ministère. La création d’un plan de lecture publique dans le sillage du schéma a permis de développer une stratégie sur un temps suffisamment long pour transformer en profondeur l’offre en matière de lecture publique, en proposant à la population un service public particulièrement performant.

Les principes d’organisation du réseau de lecture publique en bassins de vie, appelés bassins de lecture, ont démontré que la commune n’est plus l’unique échelon d’action d’une politique culturelle, et que l’offre s’articule en intégrant des logiques de microterritoires au plus proche de la réalité de la vie des usagers. Cette organisation par bassin a permis de créer un maillage territorial, strate intermédiaire permettant un pilotage métropolitain tout en mobilisant des agents et des moyens d’action à l’échelle des bassins de lecture, afin de conserver une relation de proximité avec les usagers.

Le PCSES du réseau de lecture publique 2021-2027

Les principes organisationnels du réseau de lecture publique perdurent depuis 2005, et sont affirmés à nouveau dans le nouveau projet culturel, scientifique, éducatif et social (PCSES) du réseau de lecture publique 2021-2027 délibéré par le conseil métropolitain du 28 mai 2021. Sur la base d’un diagnostic partagé à l’échelle du réseau, intégrant également des données du territoire, et à la suite d’un travail collégial associant l’ensemble des personnels du service lecture publique, de la direction culture et des élus métropolitains, quatre axes ont été proposés pour faire évoluer le réseau sur les années 2021-2027.

Le premier concerne l’équité territoriale en continuant à améliorer le maillage du territoire, en proposant de retravailler sur la desserte de l’offre mobile de bibliobus permettant de desservir des communes n’ayant pas de bibliothèques, en développant des actions « hors les murs » par la promotion d’une bibliothèque mobile (« Ideas Box 1 »), en favorisant la mobilité des documents sur le réseau par la mise en place du prêt universel et en réduisant les inégalités d’accès liées à l’éloignement géographique pour certains usagers par le portage à domicile, le portage collectif, voire la mise en place de retraits automatisés.

Le deuxième axe a pour objectif de diversifier et renforcer l’action sociale des bibliothèques, en poursuivant la mission d’accueil de tous les publics en situation de handicap, d’illectronisme, allophone, par un accompagnement spécifique pouvant aller jusqu’à l’assistance dans certaines démarches administratives. Cet axe nécessite également de faciliter largement l’accès aux bibliothèques en repensant les horaires d’ouverture au regard de l’évolution des temps des usagers, mais également en donnant de la visibilité à l’offre proposée par la bibliothèque en ligne.

Le troisième axe porte sur le développement des nouveaux usages. L’offre doit être plurielle et sa diversification doit permettre d’accompagner les publics dans de nouvelles pratiques, accentuant la dimension tiers-lieu par la participation et la coconstruction avec la population. Cet axe invite à construire de nouveaux espaces en fonction de nouveaux usages, de se doter d’une offre en ligne structurée autour d’une politique documentaire numérique, tout en améliorant la connaissance des publics et « non publics ».

Le quatrième et dernier axe a trait aux dynamiques transversales nécessaires pour l’affirmation de ce réseau métropolitain, qui, bien qu’organisé par bassin pour répondre à une dimension de proximité, est structuré à l’échelle métropolitaine, ce qui en fait une singularité et une force. Les réflexions sur une politique d’accueil ou documentaire à l’échelle du réseau sont des exemples de la nécessité de dépasser le cadre des bassins. L’organisation de ce réseau est métropolitaine et il est nécessaire, à ce titre, de créer une communauté par la cohésion des équipes en favorisant la montée en compétences des agents, leur mobilité sur le réseau, le partage des pratiques dans le cadre de journées professionnelles et inscrire cette politique au même niveau que les autres politiques métropolitaines.

Ces axes devraient être prochainement complétés par une entrée « développement durable et transition », car un PCSES, fixant un cap et dessinant une trajectoire à suivre, doit rester évolutif et en prise avec l’arrivée au premier plan de thématiques urgentes. L’organisation d’un réseau métropolitain sans prédominance d’un équipement central a permis de mettre en avant toutes les spécificités du réseau sans avoir un tropisme au niveau de la ville-centre. L’arrivée du projet de bibliothèque métropolitaine de l’Hôtel-Dieu va permettre de passer un nouveau cap dans la construction d’une politique métropolitaine de lecture publique, déjà bien structurée, en offrant de nouvelles perspectives à la population par de nouveaux services, une nouvelle offre qui s’inscrira dans les axes du projet culturel, scientifique, éducatif et social du réseau. Elle doit toutefois être préparée en veillant à ce qu’une gouvernance repensée veille à préserver des équilibres liés à l’histoire d’un réseau sans centre, au moment où ce dernier doit intégrer un équipement comptant à lui seul autant de surface que l’ensemble des établissements existants.

Des espaces hybrides pour essaimer des nouvelles pratiques

Lors de l’exploration intitulée « Quartiers et lieux culturels et créatifs, laboratoires de transitions grandeur nature ? », l’exemple de plusieurs sites au fonctionnement novateur, parfois informel, ouvre la voie à des visions alternatives, avec l’intervention de nouveaux acteurs intermédiaires.

Relever les défis écologiques exige d’impulser des transformations sociétales de fond, de tracer de nouvelles perspectives collectives et de libérer les capacités d’innovation et d’action locales. De nombreux territoires placent les enjeux d’appropriation des avenirs possibles – ou plus largement les enjeux du vivre-ensemble – au coeur de leurs politiques de transitions, en s’appuyant parfois sur la présence de quartiers et lieux culturels et créatifs. Une enquête  prenant place autour de la butte clermontoise a permis de récolter des indices sur les conditions de positionnement de ces espaces comme laboratoires de transitions. Prenant appui sur les témoignages d’acteurs de terrain et d’experts, cette enquête a questionné les modes d’émergence, institutionnels ou au contraire informels, de ces lieux et, surtout, leurs capacités à essaimer de nouvelles pratiques indispensables dans une perspective de redirection écologique.

Hybridation et développement endogène

Spontanés, programmés, planifiés, institutionnels, privés ou associatifs, ces sites constituent des espaces hybrides d’effervescence, d’expérimentation, d’innovation, voire d’émancipation. Singuliers et protéiformes, ils regroupent une grande diversité d’acteurs au sein d’écosystèmes. Bien qu’ils partagent de nombreux points communs, l’usage des ressources de leur territoire fait d’eux des lieux endémiques et donc particulièrement adaptés aux réalités locales. Répondant à des besoins spécifiques, ils occupent souvent de manière décomplexée des espaces en friche dont les usages posent question. Ces lieux ont la capacité de proposer des pas de côté, d’ouvrir de nouvelles perspectives, de renouveler nos façons de faire et nos rapports au monde. C’est pourquoi ils sont aux avant-postes des transitions, qu’elles soient urbaines, écologiques et sociétales.

Les dynamiques de coopération sont au coeur de leurs processus de création, comme de leur fonctionnement. Deux exemples : Le Port des Créateurs, à Toulon, et Le Lieu-Dit, à Clermont-Ferrand, ont ainsi permis d’interroger l’émergence de ces lieux au prisme des coopérations entre pouvoirs publics et collectifs d’acteurs culturels. L’association Le Port des Créateurs est née de la volonté de la Ville d’accompagner l’écosystème culturel en pleine effervescence,
selon une logique de synergie avec le tissu associatif culturel local, afin de redynamiser son centre-ville classé quartier prioritaire (QPV). Ce tiers-lieu oeuvre à la structuration d’un réseau
d’acteurs culturels sur le territoire. Construit autour du souhait de créer des communs, de développer les coopérations interacteurs et d’hybrider les champs thématiques culturels et économiques, Le Port des Créateurs joue un rôle d’incubateur. Il illustre ainsi la capacité d’une structure culturelle associative à être catalyseur de projets économiques et culturels, innovants et vecteur d’attractivité. Ainsi, les actions menées par la Ville et l’association ont été récompensées par l’obtention des labels Tiers-lieu culturel et citoyen, et Quartier culturel et créatif (QCC). Quant au Lieu-Dit, celui-ci se définit « en creux » : il est tout ce que les autres équipements culturels métropolitains ne sont pas. Il a alors vocation à accueillir des acteurs alternatifs, sélectionnés par appel à projets annuel et pouvant profiter de cet espace de liberté pour tester leurs projets. L’accompagnement proposé par l’équipe leur permet de tendre à l’autonomie, en parallèle de l’intégration dans un écosystème en constitution qu’offre Le Lieu-Dit. L’équipement, en régie municipale, repose sur quatre piliers singuliers : une gouvernance atypique où la municipalité accepte sa propre position minoritaire au profit des acteurs culturels ; une économie collaborative et frugale ; l’expérimentation du collectif par l’hybridation des pratiques et des acteurs ; enfin, une réhabilitation et évolution architecturales définies pas à pas, en fonction des usages et des (collectifs) usagers successifs. Ce fonctionnement s’avère un facteur de transformation de l’action publique, puisqu’il oblige à revoir l’ensemble des processus de réhabilitation des espaces et rebat les cartes des pouvoirs décisionnels.

La notion d’écosystème est centrale dans la constitution des quartiers et lieux culturels et créatifs. L’émergence et la structuration d’écosystèmes renvoient de fait à leur ancrage territorial, tant à l’échelle du quartier que de la ville. Ces lieux de culture et de création se caractérisent par des structures collaborant vers un objectif commun en lien avec le territoire, excluant des motivations purement corporatistes ou individuelles. Les clés de réussite se trouvent dans la capacité des acteurs culturels informels à se saisir des structures formelles existantes, et inversement, mais également dans leur capacité à interagir avec les habitants. Ainsi, on note un processus d’évolution de grandes structures formelles, à l’instar de la future bibliothèque centrale de la métropole clermontoise, qui s’affranchit du modèle classique pour considérer pleinement les nouveaux usages. L’occupation des interstices laissés vacants par les institutions privées et publiques démontre le besoin de la société civile d’inventer des dispositifs hybrides permettant de répondre aux besoins, enjeux et défis contemporains, auxquels les acteurs conventionnels n’apportent pas toujours de réponses satisfaisantes.

Vers l’institutionnalisation et la normalisation de ces expérimentations ?

Les tiers-lieux, fabriques, coopératives, associations, collectifs d’architectes-urbanistes, écoles d’art, bibliothèques, clusters des industries culturelles et créatives, etc., portés par une diversité de lieux et d’acteurs, entrent dans un processus d’hybridation. Voient ainsi le jour de nouveaux acteurs intermédiaires, que l’on pourrait qualifier de « tiers acteurs » de la fabrique urbaine et culturelle. Ceux-ci jouent des fonctions essentielles d’intermédiation, de régulation, d’expérimentation, et de création de nouveaux imaginaires. Les expériences observées perturbent les modes de faire habituels des institutions publiques ou privées, comme le souligne Marc Drouet, directeur régional des affaires culturelles de la région Auvergne-Rhône-Alpes. Elles incitent à adopter des approches plus coopératives, sensibles aux contributions citoyennes et aux ressources latentes des territoires. Les collectivités apprennent à expérimenter sans normaliser, à accompagner sans institutionnaliser, à relier sans uniformiser, à faire confiance sans sous-traiter, à échouer sans renoncer. Par ailleurs, l’émergence des « communs » dans la sphère urbaine témoigne d’une communauté d’usages qui choisit de se doter de règles pour prendre soin d’une ressource commune, souvent dans une perspective à long terme et collective. Ces initiatives naissent fréquemment de la constatation de l’impuissance du public et du privé, conduisant les citoyens à s’approprier des lieux et services d’intérêt collectif. Les « communs » remettent en question les pratiques administratives, la relation entre l’institution et la marge, ainsi que les concepts traditionnels
d’utilité publique et d’intérêt général. Ils réclament souvent le « permis de faire » et la possibilité de s’affranchir des normes pour atteindre des objectifs de résultat, plutôt que de moyens.
En parallèle, la société civile réclame un rôle plus important dans la prise de décision, incitant la puissance publique à revisiter ses pratiques. Cependant, ces évolutions ne sont pas sans défis. La définition du bien commun, la coexistence des règles formelles édictées par l’État ou les collectivités et les règles posées au sein des communs ainsi que la nécessité de préserver l’équilibre entre participation citoyenne, savoir expert et responsabilité publique sont autant de questionnements complexes auxquels les institutions publiques doivent faire face. Ainsi, ces nouvelles formes d’acteurs et d’initiatives transforment profondément la manière dont les pouvoirs publics et acteurs privés appréhendent et interagissent avec les évolutions urbaines et culturelles. Les institutions sont appelées à repenser leurs approches, à être plus réceptives aux dynamiques communautaires, et à naviguer habilement entre la nécessité d’encadrer et celle de favoriser l’émergence de solutions innovantes et collectives. Les expériences observées et les indices relevés produisent une série de ressources, qui s’avèrent déterminantes dans l’amorce d’une dynamique de changement, de l’échelle locale du territoire de vie à l’échelle globale.

Le SCoT solidaire du Grand Clermont

En quoi la révision du SCoT, dans un contexte de changement global, passe-t-elle par un changement culturel dans la manière de penser le territoire, son développement, le rapport à l’espace et à la vulnérabilité ? Entretien avec Bruno Valladier, vice-président du Grand Clermont en charge du SCoT.

Le SCoT (schéma de cohérence territoriale) du Grand Clermont couvre 104 communes et 4 EPCI
(établissements publics de coopération intercommunale), pour une superficie de 1 300 km2, et compte 430 000 habitants. Près de 50 % du territoire se situe dans l’un des deux parcs naturels régionaux (PNR) : le PNR des Volcans d’Auvergne, à l’ouest, et celui du Livradois-Forez, à l’est. Le SCoT du Grand Clermont, approuvé en 2011, est entré en révision en 2022.

Pourquoi avoir lancé la révision du SCoT du Grand Clermont fin 2022 ? Quels sont les objectifs de cette révision ?
C’est tout d’abord pour répondre aux nouvelles exigences réglementaires. Le SCoT actuel a été approuvé en 2011, l’agence d’urbanisme Clermont Massif central a réalisé l’évaluation du SCoT à n+12 ans en 2023, et la question qui se pose aujourd’hui est celle de la mise en conformité du SCoT avec un certain nombre de lois (ALUR, ELAN, climat et résilience, etc.). Le deuxième objectif, éminemment plus politique et presque existentiel, vise à engager une refonte de notre vision en termes d’attractivité et de développement du territoire. Les crises sanitaires, les changements de mentalités et de modes de vie nous invitent à reconsidérer notre manière de
penser l’aménagement du territoire.

Afin d’engager cette révision, le Grand Clermont a organisé en 2023, avec l’appui de l’AUCM, une série de trois ateliers avec les élus des 4 EPCI membres du PETR (pôle d’équilibre territorial et rural). Ces ateliers ont mis en avant la nécessité de construire un SCoT « solidaire » à l’horizon 2050. Pourquoi cette notion est-elle importante ?
C’est une notion qui a émergé au fil des différents ateliers, car nous avons vu que nos territoires sont en réalité complémentaires, à l’inverse d’une vision qui opposerait le coeur métropolitain (autour de Clermont-Ferrand et de Riom), les pôles de vie et les territoires périurbains. Cette complémentarité se manifeste notamment dans l’organisation en archipel qui vise à consolider
les polarités en y développant des services de proximité. Mais la solidarité mérite d’être renforcée, notamment sur la question des mobilités. Le territoire est composé de deux zones majoritairement rurales, à l’est et à l’ouest, et d’un axe central métropolitain, et il nous semble indispensable de veiller à un développement harmonieux sur l’ensemble du territoire en plaçant au coeur du projet les solidarités ville-campagne, entre EPCI, mais aussi entre territoires de SCoT, pour éviter d’accentuer certains déséquilibres.

Par exemple, le projet alimentaire territorial (PAT) du Grand Clermont vise 50 % d’autosuffisance alimentaire en 2050. C’est une ambition forte en termes de complémentarité entre territoires qui doit se traduire dans le SCoT, notamment sur la question de la ressource en eau et de la place de l’agriculture, en vue d’accéder à une alimentation de qualité. La solidarité est aussi sociale, car les projections de l’Insee montrent que la population est amenée à vieillir et nous devons anticiper ces changements.

Est-ce que cette notion centrale de solidarité doit nous inviter, collectivement, à réinterroger le processus de métropolisation ? L’organisation du Grand Clermont en archipel doit-elle être renforcée ?
La première question à se poser est, en effet, celle de la redéfinition de l’armature territoriale, en modifiant nos critères et en intégrant ou non de nouveaux pôles de vie. Sur la métropolisation, une des craintes serait la gentrification progressive des campagnes rurales proches, avec a contrario une concentration des ménages les plus modestes dans le coeur métropolitain. Cela interroge nos priorités en matière de création d’emplois, par exemple : les activités artisanales, industrielles et commerciales doivent pouvoir se développer en dehors de la métropole, ce qui permet aussi de réduire les mobilités domicile-travail entre la métropole et les territoires périphériques. Seuls 12 % de nos trajets sont liés au travail et on peut donc s’interroger sur la notion d’immobilité. A-t-on besoin de se transporter physiquement pour être moderne, dynamique et efficace ? On peut trouver du bonheur dans une relation forte avec un territoire de 2 000 habitants et un accès facilité aux services de proximité, en réservant la mobilité à l’accès aux services et loisirs de niveau métropolitain.

De la même manière, faut-il penser autrement l’attractivité territoriale ?
Historiquement, on pouvait penser qu’on était attractifs parce qu’on avait un territoire avec beaucoup d’emplois et de nombreuses aménités, mais aujourd’hui, pour rester attractifs, il faut faire évoluer le modèle, car celui-ci est dépassé. Ce qui prime aujourd’hui, et surtout primera demain, c’est l’habitabilité, l’adaptabilité, la sérénité, la rencontre humaine, le relationnel, mais aussi le fait de pouvoir se nourrir correctement. On va devoir revenir aux fondamentaux. Il est probable aussi, qu’avec le changement climatique, les modèles alimentaires évolueront, on s’appuiera davantage sur les produits panifiés et on devra réduire notre alimentation carnée. Une certaine partie de la population a bien conscience de ces enjeux, mais elle n’est pas encore majoritaire. On doit notamment embarquer les jeunes générations dans cette réflexion et ce changement de modèle, les amener à se projeter en 2050 ! Enfin, nous savons que le processus de métropolisation n’a pas toujours apporté les résultats escomptés. Par exemple, nous pouvons questionner la notion d’attractivité dans un contexte de dépopulation, en s’interrogeant dans le SCoT sur notre capacité à anticiper à la fois le vieillissement des ménages,
les effets des migrations climatiques, mais aussi la transformation de l’emploi dans un contexte de relocalisation, d’accès limité aux ressources et de développement de l’intelligence artificielle.

Les études récentes montrent que le territoire du Grand Clermont est très vulnérable face au changement climatique (+ 2,5 °C en moyenne entre 1953 et 2021). L’État fixe
un objectif de « zéro émission nette » (ZEN) de CO2 d’ici à 2050. Comment intégrer
davantage les enjeux énergie-climat dans le SCoT pour respecter les objectifs du ZEN ?
Au-delà de l’obligation réglementaire, c’est aussi une obligation de survie. Sur la production d’énergies décarbonées, la question doit se poser dans le SCoT en identifiant les secteurs les
plus adaptés. L’autre question abordée lors des ateliers conduits par l’agence d’urbanisme est : a-t-on besoin de produire et de consommer autant d’énergie ? Cela rejoint la question des mobilités évoquée précédemment. A-t-on besoin de se déplacer autant ? Donc, l’objectif premier serait de réduire drastiquement nos déplacements pour limiter nos consommations d’énergies fossiles. Enfin, on doit s’interroger, à l’échelle de l’habitation, sur nos besoins en matière de chauffage et de climatisation. Les changements à engager à travers le SCoT touchent directement nos modes de vie, que ce soit sur l’eau, l’alimentation, l’énergie, les déplacements, etc. La question de la sobriété et de son acceptation sera centrale dans la révision du SCoT.

En tant que médecin, quelle place souhaitez-vous donner à la santé dans le SCoT ?
Les enjeux liés à la santé peuvent venir éclairer nos choix en matière d’aménagement et constituer un fil rouge pour la révision du SCoT. Le SCoT doit, en effet, contribuer à l’amélioration globale du cadre de vie et de la tranquillité des habitants. Par exemple, face à une sursollicitation de nos cerveaux, il est important de disposer de zones de calme, de répit, même sur des espaces réduits, où l’on peut se reposer, se ressourcer, se déconnecter. Ces espaces refuges (cérébraux, climatiques, pacifiés sont à inventer dans nos documents d’urbanisme, à travers des OAP [orientations d’aménagement et de programmation] multithématiques par exemple, qui peuvent mettre l’accent sur le cadre de vie et le bien-être des habitants : densités adaptées, cheminements doux, accès aux transports, services et commerces de proximité, présence d’espaces verts, etc.

Le projet « InspiRe » fait émerger la ville de demain

Avec InspiRe, un projet de mobilité sensible, mais également social, Clermont Auvergne Métropole recompose son réseau de transport public pour régénérer le rapport à la ville, afin qu’elle profite à tous.

Changer les comportements d’hommes et de femmes libres, quelle gageure ! C’est particulièrement vrai quand ce changement ne résulte pas du fait qu’un comportement autrefois acceptable ne l’est plus aujourd’hui, mais du fait que le comportement d’aujourd’hui n’est pas acceptable, compte tenu de ses conséquences pour demain. Trente ans après le sommet de Rio – trente ans, une génération complète –, quels nouveaux traits culturels sont apparus sur notre territoire, dans nos modes de production et de consommation ? Dans nos manières de nous déplacer ?

Chacun peut en juger sur son territoire. En ce qui nous concerne, nous avons eu, Olivier Bianchi, président de la Métropole, et moi, la conviction que nous devions aller plus loin et plus fort et, pour cela, rendre physiquement clair, palpable, sur une partie de la ville d’aujourd’hui, ce que sera la ville de demain. Nous avons ainsi lancé, après un temps de concertation et de préparation important, qui s’est étalé de 2016 à 2020 et après une validation électorale en mars 2020, le projet InspiRe.

Penser les mobilités comme une expérience sensible

L’heure que nous passons chaque jour à nous déplacer est d’abord une durée avant d’être une contrainte ou un plaisir ; c’est une durée sociale, à travers la ville, dans l’espace public, avec plus ou moins d’interactions et de sens mobilisés selon notre mode de déplacement.

À pied ou à vélo, spécialement dans le coeur urbain, rien ne nous sépare du dehors. Comme aménageurs de l’espace public, nous influons fortement sur ces sensations et perceptions : bruits, vues, trajectoires à choisir, risques, odeurs. En améliorant la fluidité et la sécurité, nous redonnons la liberté aux piétons et cyclistes de s’abandonner à leurs pensées ou de profiter de cet espace du dehors. En apaisant la circulation automobile, nous modifions aussi les bruits et réduisons les odeurs de gaz d’échappement. Le travail de façade à façade et la recomposition de l’espace urbain fabriquent une nouvelle ambiance. Avec InspiRe, c’est dans cet esprit que nous retouchons la ville, en traversant de part en part, d’est en ouest, intégralement, la métropole, sur 27 km. Cela se traduit matériellement par des trottoirs plus larges, des pistes cyclables, de la végétation, des mobiliers urbains composant des scènes variées, suivant la densité de population et la microrégion naturelle.

En transport en commun, nous sommes à la fois séparés du dehors par des vitres et mélangés à la foule. Nos sens nous renvoient à la promiscuité, à des mouvements qui nous sont extérieurs et auxquels nous devons nous adapter. Nous sommes parfois préoccupés d’un retard possible, d’une correspondance à ne pas manquer ou, au contraire, plongés dans notre monde intérieur de musique ou de lecture. Quand nous élaborons les réseaux, achetons les véhicules, concevons les infrastructures matérielles et immatérielles d’information, de jalonnements, de correspondances, nous ajoutons ou nous retranchons de la fatigue à l’usager, en améliorant le confort et en réduisant le stress. Avec InspiRe, nous avons cherché une certaine neutralité. Avec le choix de la propulsion électrique, le site réservé, la priorité aux feux : peu de secousses, un intérieur lumineux et peu sonore. Des mobiliers urbains simples, épurés, discrets, qui se repèrent, mais ne se donnent pas en spectacle. Un nouveau système d’information voyageur, accessible pour tous, qui rassure. Nous offrons aussi de nouvelles possibilités pour les habitants de se faire conduire – c’est un luxe – et donc de dédier ce temps de transport à une activité contemplative ou personnelle.

Si nous sommes en voiture – ce sera évidemment de moins en moins tout seul et de moins en moins de porte à porte –, nous percevons alors la ville, essentiellement, par la vue. Nous exerçons un effort de conduite et sommes également préoccupés par les risques d’embouteillage, d’accrochage, les déviations éventuelles, la recherche d’une place de stationnement. Pour nous, qui n’oublions pas que la voiture est le principal mode de déplacement, dans les conditions actuelles d’urbanisation qui se modifient sur le temps long, nous nous efforçons de compenser les augmentations de temps de parcours par une diminution de la fatigue. Nous fluidifions le trafic en réduisant les écarts de vitesse (c’est la ville à 30 km/h) et nous réduisons les détours en réinstallant des double-sens, à la place de deux ou trois voies à sens unique.

De manière générale, ce passage par le sensible nous oblige à penser le geste quotidien, l’individu et le groupe, pour qui nous réalisons l’aménagement. Que vivra-t-il ? À quoi a-t-il droit ? Qu’est-ce qu’il est juste de lui proposer et en fonction de quels critères ? Comment améliore-t-on le ressenti collectif, la qualité, l’accès ? Derrière chacune de ces questions, il y a de nombreuses orientations politiques. En réalité, comment pourrait-on provoquer un changement de comportement consenti par les citoyens si on n’associait pas sensation et représentation ?

Engager le débat, reconfigurer l’espace-temps, vers une société du
« mieux » mobile

Pour conduire cette transformation urbaine qui permette de vivre pleinement la ville, nous nous sommes engagés de manière continue sur le temps long de deux mandats municipaux. Cet engagement installe sur de longs mois, dans le débat public et, par ricochet, dans les conversations familiales, amicales, professionnelles, une réflexion sur la mobilité. Conservatrices ou progressistes, avec des points de vue variés, ces conversations ou diatribes sont une manifestation d’un possible changement d’habitudes. C’est pourquoi, nous avons placé le dialogue, avec tous les habitants, au coeur de la conduite de projet, en choisissant de mener des concertations bien plus fournies que les standards, en durée et en volume, en déclenchant l’enquête publique à un stade d’études préliminaires avancées, avant d’avoir bouclé l’avant-projet, pour que le dialogue soit effectif et puisse être pris en compte dans la réalité des aménagements.
Notre projet de mobilité n’est pas que sensible, il est également social, pour que la ville profite à tous.

Derrière ce slogan de mobilité pour tous, on peut entendre plusieurs principes. Nous cherchons à fabriquer une société « mieux » mobile, et pas « moins » mobile. Nous cherchons à maintenir les temps de parcours et à mieux les répartir entre les modes et les gens. Nous cherchons à favoriser les modes réellement urbains – c’est-à-dire ceux qui nous font pleinement vivre la ville – et non pas à restreindre l’accès à la ville.

Le large univers de possibles qu’offre la ville ne vaut ainsi que s’il est effectivement possible, donc accessible, financièrement bien sûr, mais déjà et en premier lieu physiquement. Or, les lieux recherchés évoluent avec l’air du temps, la désirabilité. Le regard nouveau que nous portons à l’épuisement des ressources non renouvelables, à l’énergie, à la pollution façonne aussi ce que nous jugeons agréable et nos loisirs s’en trouvent modifiés.

Le transport joue ainsi un rôle déterminant dans ce qu’est la ville réelle, celle qui nous est effectivement accessible dans notre budget-temps et notre budget-prix. Nous avons déjà pu évaluer, quantitativement, ce que la tarification solidaire et la gratuité du week-end généraient de déplacements nouveaux pour des citoyens autrefois empêchés. En déployant davantage d’offres, à moitié sur les deux lignes de bus à haut niveau de service (BHNS) et à moitié sur le reste du réseau, nous agrandissons l’espace accessible d’une partie significative de la population et nous agrandissons la plage horaire où l’on peut être hors de chez soi. Par exemple, avec InspiRe, nous relions la ville de Clermont-Ferrand à celle de Cournon-d’Auvergne, où coule l’Allier qui est la grande rivière métropolitaine, toutes les 6 minutes, à l’heure de pointe, tous les jours de la semaine, de 5 h à 1 h du matin. Les bords de l’Allier deviennent plus accessibles, en particulier depuis l’ensemble des quartiers prioritaires de la politique de la ville (QPV), désormais tous situés le long d’une ligne forte.

En quelques mots, notre projet InspiRe constitue une proposition pour un changement de rapport à la ville, passant par le sensible, qui éclaire le bénéfice des transitions en cours.

Trouble dans le plan

Comme beaucoup d’intercommunalités Clermont Auvergne Métropole s’est engagée dans l’élaboration d’un plan local d’urbanisme, tout en interrogeant et réorientant la culture de la planification, voire l’injonction planificatrice, à l’épreuve de l’anthropocène.

Clermont Auvergne Métropole a lancé un plan local d’urbanisme (PLU) dès sa création, en 2018. C’était autant une façon d’assumer une compétence réglementaire, conférée par le législateur, que de donner du corps à son projet de territoire. Elle a dû le faire dans un contexte où préexistaient 21 documents d’urbanisme différents et peu convergents, première difficulté classique de la planification. Un autre défi est apparu rapidement, renforcé par l’adoption de la loi climat et résilience en 2021 : comment se placer dans une trajectoire de sobriété foncière, là où toute son histoire urbaine s’était inscrite dans l’étalement comme seule réponse au développement ? Plus fondamentalement encore, qu’est-ce que la situation anthropocène, les changements globaux et la crise de l’habitabilité changent à cet exercice ? Là où notre héritage culturel et technique est empreint de certitudes sur notre capacité à planifier, c’est-à-dire à maîtriser notre destin territorial, il convient peut-être d’interroger cette culture planificatrice pour la réorienter. Récit d’une tentative.

Faire paysage ensemble

La première démarche que nous avons entreprise consistait à apprendre à regarder ensemble le territoire en l’arpentant. Accompagnés de notre agence d’urbanisme et d’une jeune paysagiste, Charlotte Rozier, des élus de l’ensemble des communes ont ainsi participé à des ateliers in situ. Cette expérience, puis son travail photographique et graphique ont permis de nourrir un diagnostic paysager partagé, préalable à toute forme de projection commune. Il a conforté l’intuition du caractère emblématique de notre socle naturel constitué par la chaîne des Puys-faille de Limagne, premier bien naturel français inscrit au patrimoine mondial en 2018, et le val d’Allier, une des dernières grandes rivières sauvages en Europe. Il a aussi révélé des cours d’eau plus modestes, et souvent cachés, qui traversent et structurent le territoire d’ouest en est.

C’était enfin l’occasion d’être attentifs à la dimension anthropique de ce paysage avec des éléments remarquables, comme notre patrimoine industriel et ouvrier, mais d’autres qui heurtent le regard, comme la colonisation des coteaux par l’habitat pavillonnaire. Cela n’a pas manqué de questionner ce qu’ont produit les politiques et les plans d’urbanisme dans le contexte culturel de la fin du XXe siècle. Le résultat de ce travail fondateur a été double : d’une part, il a permis de faire disparaître des frontières communales artificielles pour révéler des liens, des interdépendances, des communs paysagers ; d’autre part, de prendre conscience de notre responsabilité collective dans leur transformation.

Prendre la mesure

Habiter une métropole de taille moyenne et blottie entre deux parcs naturels régionaux, au coeur du Massif central souvent décrit ou rêvé comme le « château d’eau de la France », aurait pu nous conduire à nous croire naturellement plus résilients que d’autres. Pour autant, l’ampleur des changements à l’oeuvre et leur mesure précise dans le diagnostic initial ont montré, au contraire, de grandes fragilités : une ressource en eau menacée et dont le partage est l’objet de controverses locales, des îlots de chaleur urbains qui rendent la ville invivable lors d’épisodes caniculaires de plus en plus fréquents, une artificialisation qui renforce l’impact des crues, elles aussi plus récurrentes… De ces constats partagés est né le questionnement central du projet d’aménagement et de développement durable : à quelles conditions notre territoire sera-t-il habitable en 2050 ? Pour le dire autrement, quels changements de direction sont nécessaires aujourd’hui pour préserver cette habitabilité ?

Changements de regards

À l’aune du vertige que nous ont posé ces questions, notre seule certitude, que je crois partagée, a été la nécessité vitale d’une réorientation. Elle est passée par une inversion du regard sur la « destination des sols », au-delà des injonctions du « zéro artificialisation net » (ZAN), les « espaces naturels, agricoles et forestiers » – qui, dans nos imaginaires, constituaient essentiellement une réserve d’urbanisation – sont devenus des communs précieux, alors même qu’ils représentent encore, et c’est heureux, les deux tiers de la surface du territoire métropolitain. Ils ont rendu crédibles une perspective de préservation significative de biodiversité, la constitution d’un support pour une production alimentaire locale ou encore la possibilité d’une coexistence pacifiée avec les vivants non humains.

Cela a impliqué d’interroger notre représentation de la hiérarchie urbaine : dans cette nouvelle perspective, la frange devient le coeur de nos préoccupations, là où le centre, jadis puissant, s’avère un colosse aux pieds d’argile. Réduire les enveloppes ne suffit plus, il faut tracer la frontière de la ville et réinvestir les tissus déjà habités avec d’autres outils, d’autres modèles. L’équation s’avère complexe dans la mesure où cela induit aussi de ne pas fragiliser par la densification un environnement urbain déjà très artificialisé. Les nouvelles règles devront donc fonder un art de la bioclimatique urbaine contextualisée, prendre en compte les corridors et les réservoirs de biodiversité autant que les vents dominants ou l’orientation des façades.

Changements de pratiques

Pour réussir cette réorientation, nous nous sommes interrogés sur les notions même de plan et de règles. L’idée d’élaborer un projet de territoire de long terme, dont on évaluerait les résultats dans une décennie, n’était plus satisfaisante pour nous, si elle l’avait déjà été. Tout comme l’illusion que des règles mathématiques, comme les coefficients de pleine terre ou de biotope, pourraient produire par elles-mêmes des effets suffisants sans prendre en compte l’existant, le « déjà-là ». Ou encore, la croyance que le rôle de la collectivité pouvait se résumer à vérifier leur bonne application une fois que de telles règles seraient adoptées.

Nous avons donc proposé trois changements de posture. Premièrement, si la trajectoire est bien la question, il faut pouvoir mesurer que nous l’empruntons et ajuster quand c’est nécessaire, c’est donc dans l’évaluation/modification in itinere qu’est la clé d’un plan efficace. Notre PLU prévoit ainsi la présentation d’une évaluation environnementale annuelle à l’assemblée métropolitaine, avec des propositions de modification des règles pour tenir la trajectoire, notamment dans l’adaptation au changement climatique.

Deuxièmement, les règles d’urbanisme doivent atterrir, c’est-à-dire ne plus s’exprimer seulement dans des valeurs absolues, mais aussi dans des valeurs relatives qui prennent en compte l’existant, la réalité du sol. L’idée est que chaque porteur de projet se plie à une évaluation avant/après au regard du maintien des grands équilibres écosystémiques. Cet exercice produit une donnée précieuse qui, agrégée, pourra nourrir l’évaluation évoquée
précédemment.

Troisièmement, la collectivité se doit d’acculturer les acteurs et d’accompagner les projets plus que de se satisfaire de produire seulement de la norme. Elle doit, en fait, partager le fardeau de la réorientation écologique avec l’ensemble des parties prenantes de l’acte d’aménager ou de construire, y compris les habitants. Cette action culturelle d’un nouveau genre est une condition de l’acceptabilité sociale d’une planification écologique.

Pour un urbanisme du tact et du soin

Ces nouveaux champs impliquent de nouvelles ingénieries urbaines, au sein des services qui administrent les plans et instruisent les autorisations de droit du sol, mais aussi dans les agences d’urbanisme qui les accompagnent dans cette tâche. Ce travail essentiel réclame une humilité refondatrice, car si nous mesurons les limites des modèles du passé et si nous percevons des pistes pour les surmonter, ce ne sont pas des recettes qu’il suffirait d’exécuter. L’urbanisme a besoin de tact et de tacticiens, de soin et de soignants.

 

«Nous sommes en train d’inventer les refuges de demain»

Entre danse et philosophie, la plénière de clôture a démarré par un échange [1] avec Stéphane Cordobes, directeur général de l’agence d’urbanisme Clermont Massif central (AUCM).

Pourquoi avez-vous décidé d’ouvrir cette dernière journée par deux pièces de danse contemporaine [2] et une lecture d’un extrait de Vivre avec le trouble, de la philosophe américaine Donna Haraway ?

L’introduction de Vivre avec le trouble de Donna Haraway est d’une force saisissante : en quelques lignes, la philosophe nous plonge dans le monde anthropocène en mettant au premier plan une dimension que l’on préfère ignorer : le trouble. L’épreuve à laquelle est confrontée l’humanité est vertigineuse et profondément troublante. Troublante parce qu’elle menace les conditions d’habitabilité de la planète et souligne notre vulnérabilité ; troublante aussi parce qu’elle souligne combien nous sommes démunis, avec nos cadres de pensée et d’action, pour comprendre notre situation et y faire face.

Ce que nous voulions exposer lors de cette rencontre, c’est que ce trouble n’est pas secondaire par rapport à cette menace et cette limite. Il est consubstantiel d’un problème dont la réponse dépend aussi de notre capacité à appréhender sa dimension sensible, à le traiter non seulement avec notre puissance technique et notre intelligence analytique, mais aussi avec nos émotions et nos corps, nos imaginaires et nos attachements, nos savoirs sensibles justement. Le trouble ne doit pas être un obstacle que l’on tait, mais au contraire un levier que l’on active. Alors que la tempête Frederico causait d’importants dégâts à Clermont-Ferrand et bouleversait le déroulement de la rencontre, prouvant par l’exemple que la menace anthropocène est déjà là ; alors que nous interrogions la capacité de l’aménagement et de l’urbanisme à se réinventer pour répondre au nouvel enjeu d’habitation terrestre, les performances de Frank Micheletti et de Joanne Leighton opéraient cette transmutation : leurs danseuses et danseurs incarnaient, certes, la fragilité de nos mondes, mais, plus encore, la puissance des corps et des liens, de nos capacités collectives de mouvement. Leurs chorégraphies nous ont fait éprouver la possibilité de la réorientation et offert, provisoirement, un magnifique refuge.

Stéphane CORDOBES, lors de la plénière de clôture de la 44e rencontre FNAU © Félix de Malleray

Pourquoi avoir créé un pont entre les questions culturelles et celles de
réorientation écologique ?

Parler de « pont » est trompeur. L’image sous-entend que les questions culturelles et la réorientation écologique relèveraient de deux rives séparées qu’il s’agirait par une prouesse technique de relier : or, la réorientation écologique des territoires est fondamentalement culturelle. Il ne s’agit donc pas d’inventer un pont pour les réunir, mais, au contraire, de se décentrer, de sortir de la logique fonctionnaliste et de renoncer à l’artefact moderne qui conduit à se les représenter séparés. Aménager les territoires, avant de constituer un champ d’expertise et d’ingénierie, est le geste culturel commun qui nous permet de modeler nos milieux de vie pour les rendre habitables et susceptibles de satisfaire nos besoins en tant qu’espèce et société. Ce geste, dans sa tessiture moderne, réussit le monstrueux exploit de détruire les milieux – et tous ceux qui les animent – avec lesquels nous devons nécessairement composer pour édifier nos territoires de vie.

La réorientation écologique des territoires, c’est le réagencement de ce geste culturel aménagiste et des régimes de cohabitation qu’il informe, pour mieux tenir compte de nos dépendances et attachements terrestres et nous assurer que nos territoires de vie demeurent viables. C’est, d’un côté, reconsidérer cette pesanteur que dans nos fictions modernes les plus
folles nous continuons à mépriser : atterrir, comme l’affirmait Bruno Latour, auquel la rencontre rend évidemment hommage ; mais, c’est, de l’autre, retrouver la légèreté des dynamiques de création, d’adaptation et d’évolution qui sont le propre du vivant. Le même parlait alors d’engendrement.

On le voit, le choix de la danse pour constituer le fil rouge de cette rencontre n’a rien de hasardeux. Qu’est-ce que danser sinon un acte artistique de cohabitation qui, par nécessité, joue avec la pesanteur tout en expérimentant sans cesse, à force de légèreté, de nouvelles spatialités qui émeuvent ? De là à supposer que les aménageurs et urbanistes de demain devront se faire danseuses ou danseurs pour relever l’enjeu anthropocène, il n’y a qu’un pas, que cette rencontre a tenté de mettre en scène.