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Article paru dans la revue Urbanisme n°79,
reproduit avec l’aimable autorisation de la revue Urbanisme.

Consulter le sommaire et commander la revue :
https://aucm.fr/publication/hors-serie-urbanisme-n79/

[1] Retravaillé pour cette publication.

[2] Interprétées par les élèves du conservatoire Emmanuel-Chabrier, puis par
Aline Lopes, et chorégraphiées par Frank Micheletti

«Nous sommes en train d’inventer les refuges de demain»

Par Stéphane Cordobes, Directeur Général AUCM, Propos recueillis par Benoît Bouscarel, avec Maider Darricau - 02.05.2024

Entre danse et philosophie, la plénière de clôture a démarré par un échange [1] avec Stéphane Cordobes, directeur général de l’agence d’urbanisme Clermont Massif central (AUCM).

Pourquoi avez-vous décidé d’ouvrir cette dernière journée par deux pièces de danse contemporaine [2] et une lecture d’un extrait de Vivre avec le trouble, de la philosophe américaine Donna Haraway ?

L’introduction de Vivre avec le trouble de Donna Haraway est d’une force saisissante : en quelques lignes, la philosophe nous plonge dans le monde anthropocène en mettant au premier plan une dimension que l’on préfère ignorer : le trouble. L’épreuve à laquelle est confrontée l’humanité est vertigineuse et profondément troublante. Troublante parce qu’elle menace les conditions d’habitabilité de la planète et souligne notre vulnérabilité ; troublante aussi parce qu’elle souligne combien nous sommes démunis, avec nos cadres de pensée et d’action, pour comprendre notre situation et y faire face.

Ce que nous voulions exposer lors de cette rencontre, c’est que ce trouble n’est pas secondaire par rapport à cette menace et cette limite. Il est consubstantiel d’un problème dont la réponse dépend aussi de notre capacité à appréhender sa dimension sensible, à le traiter non seulement avec notre puissance technique et notre intelligence analytique, mais aussi avec nos émotions et nos corps, nos imaginaires et nos attachements, nos savoirs sensibles justement. Le trouble ne doit pas être un obstacle que l’on tait, mais au contraire un levier que l’on active. Alors que la tempête Frederico causait d’importants dégâts à Clermont-Ferrand et bouleversait le déroulement de la rencontre, prouvant par l’exemple que la menace anthropocène est déjà là ; alors que nous interrogions la capacité de l’aménagement et de l’urbanisme à se réinventer pour répondre au nouvel enjeu d’habitation terrestre, les performances de Frank Micheletti et de Joanne Leighton opéraient cette transmutation : leurs danseuses et danseurs incarnaient, certes, la fragilité de nos mondes, mais, plus encore, la puissance des corps et des liens, de nos capacités collectives de mouvement. Leurs chorégraphies nous ont fait éprouver la possibilité de la réorientation et offert, provisoirement, un magnifique refuge.

Stéphane CORDOBES, lors de la plénière de clôture de la 44e rencontre FNAU © Félix de Malleray

Pourquoi avoir créé un pont entre les questions culturelles et celles de
réorientation écologique ?

Parler de « pont » est trompeur. L’image sous-entend que les questions culturelles et la réorientation écologique relèveraient de deux rives séparées qu’il s’agirait par une prouesse technique de relier : or, la réorientation écologique des territoires est fondamentalement culturelle. Il ne s’agit donc pas d’inventer un pont pour les réunir, mais, au contraire, de se décentrer, de sortir de la logique fonctionnaliste et de renoncer à l’artefact moderne qui conduit à se les représenter séparés. Aménager les territoires, avant de constituer un champ d’expertise et d’ingénierie, est le geste culturel commun qui nous permet de modeler nos milieux de vie pour les rendre habitables et susceptibles de satisfaire nos besoins en tant qu’espèce et société. Ce geste, dans sa tessiture moderne, réussit le monstrueux exploit de détruire les milieux – et tous ceux qui les animent – avec lesquels nous devons nécessairement composer pour édifier nos territoires de vie.

La réorientation écologique des territoires, c’est le réagencement de ce geste culturel aménagiste et des régimes de cohabitation qu’il informe, pour mieux tenir compte de nos dépendances et attachements terrestres et nous assurer que nos territoires de vie demeurent viables. C’est, d’un côté, reconsidérer cette pesanteur que dans nos fictions modernes les plus
folles nous continuons à mépriser : atterrir, comme l’affirmait Bruno Latour, auquel la rencontre rend évidemment hommage ; mais, c’est, de l’autre, retrouver la légèreté des dynamiques de création, d’adaptation et d’évolution qui sont le propre du vivant. Le même parlait alors d’engendrement.

On le voit, le choix de la danse pour constituer le fil rouge de cette rencontre n’a rien de hasardeux. Qu’est-ce que danser sinon un acte artistique de cohabitation qui, par nécessité, joue avec la pesanteur tout en expérimentant sans cesse, à force de légèreté, de nouvelles spatialités qui émeuvent ? De là à supposer que les aménageurs et urbanistes de demain devront se faire danseuses ou danseurs pour relever l’enjeu anthropocène, il n’y a qu’un pas, que cette rencontre a tenté de mettre en scène.