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Article paru dans la revue Urbanisme n°79,
reproduit avec l’aimable autorisation de la revue Urbanisme.

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https://aucm.fr/publication/hors-serie-urbanisme-n79/

« Les agences doivent être les maîtrises d’ouvrage des enquêtes coopératives »

Par Michel Lussault, Propos recueillis par Stéphane Cordobes, avec Maider Darricau - 30.04.2024

Après une performance scénique [Blue Marble Obsession] qui a marqué les esprits, Michel Lussault reprend le micro pour une masterclass animée par Stéphane Cordobes, directeur général de l’agence d’urbanisme Clermont Massif central (AUCM). Un temps d’échange autour des questions anthropocènes placé sous le signe de l’optimisme.

À l’issue de votre performance hier, vous nous avez promis que cette deuxième partie du récit serait plus joyeuse et centrée sur la réinvention de nos modes de vie. Vous avez mis en avant la question des productions de savoirs qui étaient dépassées par la situation. Qu’est-ce que cela signifie ?
Commençons par rappeler des éléments de lucidité. La lucidité ne signifie pas le désespoir, mais elle est impérative. L’optimisme est important, mais pas au prix de l’oubli de la lucidité. Elle nous conduit à un constat simple : il y a deux grands mouvements d’englobement qui concernent l’intégralité des espaces-temps et qui se mettent en système.
D’une part, il y a une urbanisation planétaire, qui n’est pas seulement démographique, paysagère et géographique. C’est un processus de mutation des formes et des cadres de vie des humains en société. Toutes les réalités humaines et non humaines de la planète sont aujourd’hui urbanisées. Pensons l’urbanisme comme ce qui résulte d’un processus d’urbanisation d’englobement planétaire. Où que vous résidiez, vous êtes concernés par cet englobement. D’autre part, nous sommes face à un changement global qui met en lien quatre phénomènes : le dérèglement climatique, la crise de la biodiversité, le stress sur les ressources et le bouleversement des métabolismes. Toutes les réalités humaines et non humaines sont intégrées dans ce changement. Il n’y aura pas d’espace à l’abri ou d’espace de secours.
Comment ces deux systèmes se lient-ils ? L’urbanisme planétaire vectorise le changement global, c’est pour cela que nous avons développé le concept d’« urbanocène ». Dès que les populations s’urbanisent, leur régime alimentaire change, il est plus carné et consommateur de produits agro-industriels. Sa production implique une exploitation des écosystèmes et conduit, entre autres, à la déforestation et l’assèchement des zones humides.
Nous sommes à un moment clé où nous commençons à connaître ces retours de pression : vagues de chaleur, mégafeux, sécheresses extrêmes, bouleversement de la relation au vivant qui expliquent l’apparition de nouveaux pathogènes. Il faut reconnaître que nous avons échoué à habiter cette Terre. Comment en sommes-nous arrivés là ? La lucidité exige que nous nous posions cette question. Il ne s’agit pas de trouver des boucs émissaires, mais de regarder les conséquences que cela provoque au regard de la justice sociale et environnementale. Les
plus pauvres et les plus faibles sont les plus exposés aux médiocrités des conditions de vie et à la dégradation des environnements. Arrêtons le faux débat « Fin du monde, fin du mois », c’est le même combat ! Je ne suis pas favorable à la désurbanisation, on ne peut pas sortir de cet englobement. Mais nous pouvons faire évoluer ses conditions et inventer d’autres urbanités. Dans les agences, vous êtes en première ligne de tout ça. Vous-mêmes dans votre for intérieur vous ne pouvez pas manquer de voir ce mur.

La façon dont nous habitons la Terre est bien une question culturelle. Nous devons réinterroger notre pratique de l’urbanisme et de l’aménagement. Quels conseils peut-on donner aux urbanistes pour amorcer cette révolution ?
La culture est ce qui nous permet de définir nos existences et d’en créer le sens. C’est le processus de construction de notre habitation. Il faut l’entendre au sens originel qui renvoie à l’espace et au temps de vie d’une espèce. L’urbanisme est affaire de sensibilités, d’affects et d’imaginaires. Il y a un enjeu dans l’urbanisme contemporain qui est de se réapproprier totalement le sensible.
Le culturel s’intéresse à la production du sens. Peut-être faudrait-il admettre que nous sommes dans un monde tellement complexe qu’il peut y avoir plusieurs significations d’un même phénomène. Cela conduit à refuser a priori qu’il n’y ait qu’une seule solution fixée. En particulier, ces lignes d’ingénierie que nous avons l’habitude de faire fonctionner pour arriver à des solutions que nous présentons comme optimales et fondamentales.

C’est l’une des difficultés que nous avons aujourd’hui dans l’action : admettre cette pluralité des significations qui refuse une solution unique. C’est un enjeu de connaissance et d’expérimentation autour de cette réappropriation, par nos métiers, de la question du sensible et de la façon dont on met le partage. Si on ne fait pas ça, on se condamne à être des administrateurs de la procédure. L’anthropocène oblige à redistribuer toutes les cartes.

Stéphane CORDOBES (à g.) et Michel LUSSAULT (à dr.). © Félix de Malleray

L’enquête pourrait-elle devenir un dispositif de production de savoirs et d’actions ?
Depuis que je m’intéresse à l’anthropocène, je n’ai jamais autant appris. Adoptons ensemble ces nouvelles manières de faire avec joie. Une première piste consiste à ne plus considérer l’espace comme une surface à équiper. Délaissons les approches géométriques et économétriques, car cette idée est la base de la conception moderne et occidentale du foncier. L’espace géographique sur lequel vous allez devoir travailler se compose d’interdépendances systématiques. Dès que vous activez un de ses composants, vous activez en retour des rétroactions sur l’ensemble du système de l’interdépendance.
Tout aménagement local est global. L’ensemble des liens d’interdépendance est activé par cet aménagement local. Il faut avoir une vigilance globale. Aujourd’hui, lorsque vous aménagez un
espace urbain dans une zone exposée aux vagues de chaleur, si vous ajoutez de la pleine terre, il faut que vous intégriez le fait que les vagues de chaleur vont modifier l’espace bactériologique.
Une deuxième piste consiste à entrer dans l’urbanisme par l’espace hérité. Je suis pour un urbanisme sans plan. Je milite pour l’abandon de la planification et du projet. Je pense qu’ils nous piègent et nous incitent à d’abord regarder les espaces et la projection des entités qu’on va pouvoir faire. Nous sommes dans la production de significations sur ce que cohabiter veut dire. L’implication habitante est absolument fondamentale. Pour cela, il faudra enquêter sur les gestes de cohabitation, et partir d’une méthode anthropologique. Il faut impliquer les habitants dès le départ. Les agences d’urbanisme doivent être les maîtrises d’ouvrage des enquêtes coopératives, pour faire en sorte que le public se constitue autour de problèmes de cohabitation. Ce n’est pas abstrait du tout. Vous pouvez le faire via des méthodes connues, nous en sommes capables. Bien sûr, cela heurte de front l’urbanisme réglementaire. Nous ne pouvons pas continuer vingt ans avec cette administration : l’empilement des normes, les prescriptions nationales, la contradiction des systèmes normatifs, ce n’est plus possible.

Se dirige-t-on vers un urbanisme apprenant, au centre duquel les agences auront un rôle de communication ?
Apprendre consiste à se mettre en situation et se faire dépasser par ce qu’on ignore et qu’on ne maîtrise pas. Apprendre, c’est le contraire du processus de contrôle. C’est entrer dans l’«incontrôlé». C’est pour ça qu’il faut des cadres aux apprentissages.
Apprendre, c’est accepter qu’il y ait du trouble dans tous les genres. Les agences d’urbanisme doivent devenir ces coopératives d’enquête qui vont orchestrer les processus d’apprentissage
coopératifs.
Vous allez vous-mêmes vous troubler par ce processus, bon courage ! Vous allez déranger les certitudes, inquiéter les sachants, ceux qui croient savoir ce qui est bon. Je n’ai pas de réponse à apporter aux questions que je pose. Ne croyez pas ceux qui pensent avoir une réponse, justement, le processus que je vous propose d’engager est un processus d’expérimentation. Le grand défi que nous avons est de rouvrir le champ des possibles et de réaccepter la pluralité. Réaccepter cette pluralité culturelle et la pluriversalité des références est plus difficile pour nous, Occidentaux modernes, car nous avons été biberonnés à l’idée que nous avions toujours raison. Les agences peuvent et doivent parvenir à cette scénarisation des devenirs. Au sens de Gilles Deleuze, les devenirs possibles, c’est ce qui n’est jamais écrit par avance. Nous ne sommes plus de simples administrateurs de projets.