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[1] Les éléments chiffrés en termes d’augmentation de la part modale des modes actifs et de la réduction des distances s’appuient sur les scénarios 1 et 2 du document de l’ADEME « Transitions 2050 ».

Le vélo et la marche, des modes de mobilité dominants en 2050 ?

Par Elodie Biétrix, Chargée d’études Massif central, Culture et réorientations écologiques et Sébastien Reilles, Chargé d'études Mobilité - 06.12.2023

A l’heure où, en dehors des zones centrales des grandes métropoles, les mobilités sont largement dominées par la voiture, la perspective que les modes actifs deviennent les principaux vecteurs de mobilité dans tous les territoires, y compris les zones peu denses, pourrait paraître manquer de crédibilité. Pour autant, afin de respecter la neutralité carbone à l’horizon 2050, vélo et marche vont devoir jouer un rôle de plus en plus structurant dans nos déplacements.

Dans le cadre du 24ème congrès du Club des villes et territoires cyclables et marchables organisé à Clermont-Ferrand en octobre dernier, l’Agence d’Urbanisme Clermont Massif central a animé l’atelier de prospective « vous m’faites marcher ! », conduisant les participants à s’interroger, via une projection en 2050, sur les obstacles à dépasser pour faire des modes actifs les principaux vecteurs de mobilité. Découvrons ici les résultats de cet atelier ainsi que la méthode avec laquelle il a été mené.

Un horizon favorable aux mobilités actives en 2050

Imaginez ! En 2050, la société française est neutre en carbone. En termes de mobilité, ce résultat est lié au fort usage des modes actifs par lesquels est assurée la moitié des déplacements. Ceci a été permis, d’une part, par un rapprochement des logements avec les lieux de travail, d’études ou d’achats. En effet, la distance parcourue pour les déplacements du quotidien a été réduite de 15 à 20 %[1] par rapport aux années 2020. D’autre part, la mise à disposition d’infrastructures sûres et confortables permet à tous de se déplacer à pied ou à vélo, y compris dans les espaces de faible densité.

Ainsi, Jade, jeune maman de 30 ans qui vit dans une maison de bourg à 15 km d’une ville moyenne, amène à pied ses enfants, l’un à l’école, l’autre à la crèche qui occupe le rez-de-chaussée de l’ancienne gare ferroviaire. De là, elle prend tous les jours le train pour se rendre dans la ville la plus proche pour y travailler. Arrivée à destination, elle va chercher son vélo qui est stationné chaque nuit dans l’ancien parking à voiture de la gare. Elle se rend ainsi très rapidement, et dans un cadre agréable, à son travail qui se trouve à seulement 3 km de la gare. Le soir, après être allée chercher ses enfants et être rentrée au domicile, elle les amène au centre sportif municipal qui se trouve à un peu plus d’un kilomètre de son domicile. Elle enfourche le vélo cargo stationné chez elle.

Dans un petit collectif de ce même village vit Patrick, retraité (85 ans), qui rencontre de plus en plus de difficultés à se mouvoir en autonomie. Pour autant, il n’est pas isolé ni exclu. En effet, il a emménagé dans un habitat intergénérationnel, qui se trouve au cœur du village. Patrick sort de chez lui au quotidien pour aller chercher du pain sur la place centrale du village et fréquente le bus santé qui s’installe en pied d’immeuble tous les vendredis matins. Pour les courses, ses co-résidents se relaient pour lui apporter l’alimentaire ; pour les médicaments, le pharmacien assure une tournée en vélo-cargo deux fois par semaine. Grâce à un casque de réalité virtuelle, il s’évade depuis son salon, à travers diverses expositions en Europe et se rappelle les escapades à bas prix qu’il avait pu effectuer plus jeune, grâce aux lignes aériennes « low cost », qui ont désormais toutes disparu.

Julien, lycéen de 16 ans en alternance, vit avec ses parents dans un de ces pavillons « tendances » des années 2020 isolé à 3 km du centre-bourg. Pour se rendre au lycée les semaines paires, il emprunte son vélo jusqu’à un arrêt de car scolaire. À côté de l’abribus, un espace permettant de ranger trois vélos dans un box sécurisé a été aménagé. Les semaines impaires, il doit se rendre pour son alternance dans une entreprise à 15 km de son domicile. Il utilise un « Karbike », véhicule hybride entre un vélo cargo et une voiture. Sur son itinéraire, il « covoiture » deux fois par semaine avec un collègue sur les dix derniers kilomètres.

Comment parvenir à cet horizon ? Quels blocages constatés et leviers à activer ?

Levier de transformation 1 : Aménager le territoire en favorisant les proximités

Pour une intensification de l’utilisation des modes actifs dans les mobilités du quotidien, il apparaît en premier lieu nécessaire de repenser un aménagement du territoire propice aux proximités. Création de cheminements piétons ou de pistes cyclables capacitaires, partage de l’espace public, stationnement des vélos et intermodalité avec le train… Ceci doit être effectué dans l’ensemble du territoire, notamment dans les zones de montagne et les secteurs peu denses.
Pour accélérer la création des voies cyclables ou d’itinéraires piétons, les gestionnaires de voirie (communes, départements…) pourraient préempter du foncier. Par ailleurs, l’utilisation des modes actifs appelle un rapprochement des commerces et des services, à contre-courant des zones monofonctionnelles (zones d’activités, lotissements résidentiels…) structurant aujourd’hui l’espace et notre manière de nous mouvoir. L’obligation à la mixité des fonctions dans le cadre du réaménagement de friches, la création de lieux de polarité autour des établissements scolaires, l’installation d’entreprises au cœur des villes et des bourgs, le retour des commerces et services de proximité pour permettre à chacun d’y accéder en moins de quinze minutes, le développement des services et commerces ambulants en espaces peu denses… sont autant de pistes de réflexion visant à dépasser cet aménagement trop segmenté qui encourage l’utilisation de la voiture individuelle.

Levier de transformation 2 : Changer de système de production

Face à la démocratisation de la voiture électrique et à l’émergence des microvoitures (type Ami de Citroën), la remise en cause de la voiture dans nos mobilités pourrait s’avérer difficile. Pour répondre aux objectifs de transition écologique, l’Etat pourrait mener des politiques volontaristes de réduction de la circulation des voitures en ville ainsi qu’une limitation de leur stationnement afin d’encourager l’émergence des modes actifs. De plus, la suspension de tous les projets de construction de routes dès la décennie 2030 avec réaffectation des dépenses projetées au développement des transports collectifs et des modes actifs permettrait le déploiement de ces derniers. La baisse de l’activité du secteur industriel de l’automobile pourrait ainsi entraîner sa nationalisation et la reconversion des usines pour la production de vélos et véhicules dérivés (pousse-pousse, vélo cargo…). La capacité de la filière vélo française s’en verrait alors renforcée. L’impulsion par l’Etat de la reconversion de l’industrie automobile vers une industrie du cycle permettrait alors à la France d’être un leader mondial dans ce domaine et ainsi de fournir son marché domestique, limitant les importations. Par ailleurs, une filière de recyclage et de réparations pourrait se développer et s’implanter afin de répondre à une demande croissante.

Levier de transformation 3 : S’acculturer pour transformer les modes de vie et les imaginaires des mobilités

Sont mises en avant les difficultés des personnes à changer leurs comportements : attachement supposé des individus à la voiture, grande inertie dans les comportements de mobilité, difficultés à faire émerger de nouveaux imaginaires en termes de mobilité… Placer les modes actifs au cœur des mobilités en 2050 nécessite également une transformation culturelle forte et l’invention de nouveaux imaginaires visant à conduire à la modification de nos modes de pensées et d’agir.
Ainsi, la modification du rapport au travail et son organisation, en généralisant par exemple la semaine de quatre jours ou en encourageant le télétravail, permettrait de réduire le nombre de déplacements s’effectuant actuellement majoritairement en voiture tout en encourageant les mobilités actives pour les déplacements restants. Les employeurs pourraient également restreindre leur zone de recrutement ou bien intégrer les temps de trajet au temps de travail pour les personnes utilisatrices de modes actifs.

Il semble également pertinent de repenser la visibilité accordée à la voiture et sa présence dans notre société : moindre espace dédié à son stationnement, interdiction de publicité sur les automobiles… Il apparaît nécessaire d’encourager de nouvelles formes de mobilité en vélo (pousse-pousse, vélobus…) pour que celles-ci puissent effectivement émerger. Pour encourager un moindre usage de la voiture pour l’ensemble des motifs de déplacements, la démocratisation et la généralisation de l’autopartage apparaît comme un vecteur intéressant dans la mesure où les personnes qui y ont actuellement recours utilisent peu la voiture.

Cette acculturation autour des mobilités s’appuie enfin sur divers acteurs, dont le premier identifié est l’école. Le parcours scolaire semble le lieu et le temps pertinent pour encourager les jeunes générations à utiliser les modes actifs, que ce soit par l’apprentissage ou la mise en pratique, par exemple lors de sorties scolaires. Le rôle des communautés, que l’on retrouve parfois, par exemple, dans un groupe de parents d’élèves, est également un vecteur important d’accompagnement au changement. Les pairs se font en effet à la fois conseillers et ambassadeurs des mobilités actives.

Levier de transformation 4 : Placer la réorientation écologique comme priorité politique absolue

Enfin, afin de permettre aux mobilités actives d’occuper une place centrale dans les déplacements du quotidien en 2050, il semble incontournable que les pouvoirs publics intègrent plus fortement cette question à leurs agendas en plaçant les enjeux de transition écologique comme priorité absolue. Ceci est identifié comme la condition nécessaire conduisant à des réorientations majeures de l’organisation générale du pays : obligation de quantifier l’impact environnemental, social et de santé de chaque décision publique, nouvelle organisation du système productif national pour réduire les émissions de gaz à effet de serre… Concernant plus spécifiquement le champ des mobilités, chaque individu pourrait disposer d’un budget carbone limité ne permettant d’emprunter que très rarement la voiture ou l’avion ; les trajets de moins de cinq kilomètres en voiture pourraient être interdits ; les taxes sur les produits pétroliers et les recharges électriques des voitures pourraient être augmentées et les aides publiques pour l’achat de voiture, même électriques, supprimées.

Pour développer ce système construit autour des modes actifs en tous points du territoire national, il est nécessaire de disposer de nouvelles ressources de financement qui pourraient être obtenues par diverses mesures telles qu’une plus forte taxation de la route, de la voiture et de l’aérien au profit des transports collectifs et des modes actifs. En outre, une partie du financement des infrastructures modes actifs pourrait être assurée par la sécurité sociale au vu des gains sur la santé publique à un plus grand usage de la marche et du vélo.

Retour sur la méthode prospective

Les résultats présentés ci-dessus ont été obtenus lors de l’atelier de prospective « Vous m’faites marcher ! » conçu par l’Agence d’Urbanisme Clermont Massif central (AUCM). En mobilisant la prospective, il s’agissait d’imaginer les trajectoires permettant d’aller vers une situation souhaitable, à savoir la prédominance des modes actifs dans les mobilités de tous les territoires, y compris dans les zones peu denses.

La trentaine de participants (membres de collectivités, acteurs privés, associatifs), répartis en trois groupes de réflexion, ont réalisé un exercice de « backcasting ». Cette méthode consiste à partir de la description d’un avenir souhaitable puis à travailler à rebours pour identifier les obstacles à la réalisation de ce scénario ainsi que les politiques publiques dont la mise en œuvre pourrait mener à sa concrétisation.

L’horizon souhaitable a été présenté sur la base du récit immersif présenté en introduction de séance – et de cet article – et décrivant la situation attendue. Au cours de l’exercice, les participants ont été invités à se départir de leur rôle de représentant d’une institution ou d’un organisme, et à parler à la fois en tant qu’expert d’un domaine et citoyen usager. Le premier temps a été consacré à l’identification individuelle des obstacles se dressant face à la réalisation de l’horizon souhaitable présenté au préalable. Une discussion puis un vote sur les sujets prioritaires à traiter ont succédé à cette première étape. Les obstacles retenus dans les différents groupes sont les suivants : aménagement du territoire, modèle socioéconomique et système industriel, dimension culturelle et place de la réorientation écologique dans les politiques publiques. Un second temps de réflexion, d’abord individuel puis collectif, a quant à lui conduit à considérer les facteurs de dépassement de ces obstacles. Un dernier temps visait à une restitution collective.

Le travail de projection conduit d’ailleurs les participants à interroger, en plus du chemin jusqu’à 2050, l’avenir lui-même et ce à quoi il ressemblera : avec le dérèglement climatique et ses effets (canicule, tempête…), un usage intense des modes actifs sera-t-il réellement envisageable ? Avec le vieillissement de la population et la dégradation générale de l’état de santé de la population, le vélo ou la marche seront-ils accessibles à tous ? Y aura-t-il une crise, une catastrophe qui nous imposera de faire autrement qu’aujourd’hui, sans possibilité de choix ni anticipation ?

Cet exercice d’intelligence collective, testé ici en format court d’une heure trente, a pour objectif non pas d’aboutir à la réalisation d’une liste d’actions concrètes à mettre en œuvre immédiatement mais bien d’ouvrir les esprits afin de s’autoriser à envisager les situations de manière plus globale, plus large, tout en pensant des solutions « hors cadre ». Face au caractère inédit de la situation de changement global à laquelle nous faisons collectivement face, il est en effet nécessaire d’imaginer des dispositifs en mesure d’alimenter les réflexions des acteurs et provoquer le décalage de regard nécessaire au vu des enjeux actuels.