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Article paru dans la revue Urbanisme n°79,
reproduit avec l’aimable autorisation de la revue Urbanisme.

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https://aucm.fr/publication/hors-serie-urbanisme-n79/

Illustration : Clermont-Ferrand, depuis Montjuzet. © Charlotte Rozier

Trouble dans le plan

Par Grégory Bernard, conseiller métropolitain en charge de la planification urbaine, Clermont Auvergne Métropole, et Président de l'AUCM - 15.05.2024

Comme beaucoup d’intercommunalités Clermont Auvergne Métropole s’est engagée dans l’élaboration d’un plan local d’urbanisme, tout en interrogeant et réorientant la culture de la planification, voire l’injonction planificatrice, à l’épreuve de l’anthropocène.

Clermont Auvergne Métropole a lancé un plan local d’urbanisme (PLU) dès sa création, en 2018. C’était autant une façon d’assumer une compétence réglementaire, conférée par le législateur, que de donner du corps à son projet de territoire. Elle a dû le faire dans un contexte où préexistaient 21 documents d’urbanisme différents et peu convergents, première difficulté classique de la planification. Un autre défi est apparu rapidement, renforcé par l’adoption de la loi climat et résilience en 2021 : comment se placer dans une trajectoire de sobriété foncière, là où toute son histoire urbaine s’était inscrite dans l’étalement comme seule réponse au développement ? Plus fondamentalement encore, qu’est-ce que la situation anthropocène, les changements globaux et la crise de l’habitabilité changent à cet exercice ? Là où notre héritage culturel et technique est empreint de certitudes sur notre capacité à planifier, c’est-à-dire à maîtriser notre destin territorial, il convient peut-être d’interroger cette culture planificatrice pour la réorienter. Récit d’une tentative.

Faire paysage ensemble

La première démarche que nous avons entreprise consistait à apprendre à regarder ensemble le territoire en l’arpentant. Accompagnés de notre agence d’urbanisme et d’une jeune paysagiste, Charlotte Rozier, des élus de l’ensemble des communes ont ainsi participé à des ateliers in situ. Cette expérience, puis son travail photographique et graphique ont permis de nourrir un diagnostic paysager partagé, préalable à toute forme de projection commune. Il a conforté l’intuition du caractère emblématique de notre socle naturel constitué par la chaîne des Puys-faille de Limagne, premier bien naturel français inscrit au patrimoine mondial en 2018, et le val d’Allier, une des dernières grandes rivières sauvages en Europe. Il a aussi révélé des cours d’eau plus modestes, et souvent cachés, qui traversent et structurent le territoire d’ouest en est.

C’était enfin l’occasion d’être attentifs à la dimension anthropique de ce paysage avec des éléments remarquables, comme notre patrimoine industriel et ouvrier, mais d’autres qui heurtent le regard, comme la colonisation des coteaux par l’habitat pavillonnaire. Cela n’a pas manqué de questionner ce qu’ont produit les politiques et les plans d’urbanisme dans le contexte culturel de la fin du XXe siècle. Le résultat de ce travail fondateur a été double : d’une part, il a permis de faire disparaître des frontières communales artificielles pour révéler des liens, des interdépendances, des communs paysagers ; d’autre part, de prendre conscience de notre responsabilité collective dans leur transformation.

Prendre la mesure

Habiter une métropole de taille moyenne et blottie entre deux parcs naturels régionaux, au coeur du Massif central souvent décrit ou rêvé comme le « château d’eau de la France », aurait pu nous conduire à nous croire naturellement plus résilients que d’autres. Pour autant, l’ampleur des changements à l’oeuvre et leur mesure précise dans le diagnostic initial ont montré, au contraire, de grandes fragilités : une ressource en eau menacée et dont le partage est l’objet de controverses locales, des îlots de chaleur urbains qui rendent la ville invivable lors d’épisodes caniculaires de plus en plus fréquents, une artificialisation qui renforce l’impact des crues, elles aussi plus récurrentes… De ces constats partagés est né le questionnement central du projet d’aménagement et de développement durable : à quelles conditions notre territoire sera-t-il habitable en 2050 ? Pour le dire autrement, quels changements de direction sont nécessaires aujourd’hui pour préserver cette habitabilité ?

Changements de regards

À l’aune du vertige que nous ont posé ces questions, notre seule certitude, que je crois partagée, a été la nécessité vitale d’une réorientation. Elle est passée par une inversion du regard sur la « destination des sols », au-delà des injonctions du « zéro artificialisation net » (ZAN), les « espaces naturels, agricoles et forestiers » – qui, dans nos imaginaires, constituaient essentiellement une réserve d’urbanisation – sont devenus des communs précieux, alors même qu’ils représentent encore, et c’est heureux, les deux tiers de la surface du territoire métropolitain. Ils ont rendu crédibles une perspective de préservation significative de biodiversité, la constitution d’un support pour une production alimentaire locale ou encore la possibilité d’une coexistence pacifiée avec les vivants non humains.

Cela a impliqué d’interroger notre représentation de la hiérarchie urbaine : dans cette nouvelle perspective, la frange devient le coeur de nos préoccupations, là où le centre, jadis puissant, s’avère un colosse aux pieds d’argile. Réduire les enveloppes ne suffit plus, il faut tracer la frontière de la ville et réinvestir les tissus déjà habités avec d’autres outils, d’autres modèles. L’équation s’avère complexe dans la mesure où cela induit aussi de ne pas fragiliser par la densification un environnement urbain déjà très artificialisé. Les nouvelles règles devront donc fonder un art de la bioclimatique urbaine contextualisée, prendre en compte les corridors et les réservoirs de biodiversité autant que les vents dominants ou l’orientation des façades.

Changements de pratiques

Pour réussir cette réorientation, nous nous sommes interrogés sur les notions même de plan et de règles. L’idée d’élaborer un projet de territoire de long terme, dont on évaluerait les résultats dans une décennie, n’était plus satisfaisante pour nous, si elle l’avait déjà été. Tout comme l’illusion que des règles mathématiques, comme les coefficients de pleine terre ou de biotope, pourraient produire par elles-mêmes des effets suffisants sans prendre en compte l’existant, le « déjà-là ». Ou encore, la croyance que le rôle de la collectivité pouvait se résumer à vérifier leur bonne application une fois que de telles règles seraient adoptées.

Nous avons donc proposé trois changements de posture. Premièrement, si la trajectoire est bien la question, il faut pouvoir mesurer que nous l’empruntons et ajuster quand c’est nécessaire, c’est donc dans l’évaluation/modification in itinere qu’est la clé d’un plan efficace. Notre PLU prévoit ainsi la présentation d’une évaluation environnementale annuelle à l’assemblée métropolitaine, avec des propositions de modification des règles pour tenir la trajectoire, notamment dans l’adaptation au changement climatique.

Deuxièmement, les règles d’urbanisme doivent atterrir, c’est-à-dire ne plus s’exprimer seulement dans des valeurs absolues, mais aussi dans des valeurs relatives qui prennent en compte l’existant, la réalité du sol. L’idée est que chaque porteur de projet se plie à une évaluation avant/après au regard du maintien des grands équilibres écosystémiques. Cet exercice produit une donnée précieuse qui, agrégée, pourra nourrir l’évaluation évoquée
précédemment.

Troisièmement, la collectivité se doit d’acculturer les acteurs et d’accompagner les projets plus que de se satisfaire de produire seulement de la norme. Elle doit, en fait, partager le fardeau de la réorientation écologique avec l’ensemble des parties prenantes de l’acte d’aménager ou de construire, y compris les habitants. Cette action culturelle d’un nouveau genre est une condition de l’acceptabilité sociale d’une planification écologique.

Pour un urbanisme du tact et du soin

Ces nouveaux champs impliquent de nouvelles ingénieries urbaines, au sein des services qui administrent les plans et instruisent les autorisations de droit du sol, mais aussi dans les agences d’urbanisme qui les accompagnent dans cette tâche. Ce travail essentiel réclame une humilité refondatrice, car si nous mesurons les limites des modèles du passé et si nous percevons des pistes pour les surmonter, ce ne sont pas des recettes qu’il suffirait d’exécuter. L’urbanisme a besoin de tact et de tacticiens, de soin et de soignants.