Ecouter les usagers de l’Aide alimentaire pour construire une réponse adaptée à leurs besoins
LE PARTI-PRIS D’UNE MÉTHODE QUALITATIVE
Pour y répondre, l’agence d’urbanisme a proposé d’associer une enquête quantitative exploratoire réalisée auprès de 529 usagers sur l’ensemble du département à une approche qualitative donnant la parole aux usagers rencontrés. Cette seconde approche vise à expliquer et parfois illustrer les résultats quantitatifs. L’écoute des usagers s’est faite à travers une dizaine d’entretiens semi-directifs menés par des étudiants de l’ITSRA et de l’enquête flash pour laquelle un cinquième des enquêtés a répondu à des questions qualitatives ouvertes. Trois questions principales ont ainsi été posées : quelles difficultés rencontrez-vous pour vous alimenter ? Qu’est-ce qui vous permettrait de mieux manger ? Quelles améliorations souhaiteriez-vous voir apportées au système d’aide alimentaire ?
Si elle permet d’affiner les constats esquissés par les questions fermées, l’approche qualitative comporte néanmoins des biais. Certains proviennent de l’enquêteur lui-même, ou des personnes effectuant la lecture et le traitement des données, par exemple le biais de confirmation d’hypothèses. D’autres proviennent des personnes qui s’expriment, comme celui de l’illusion biographique. Avoir le recul nécessaire sur ces biais est indispensable pour les dépasser et parvenir à objectiver le contenu des récits proposés. L’agence d’urbanisme a proposé une approche double : d’une part faire ressortir, les tendances, les éléments de langage et les discours qui revenaient de manière récurrente ; de l’autre isoler les propos singuliers mais dont le contenu permettait d’ouvrir une perspective ou une compréhension nouvelle des phénomènes observés.
QUELQUES EXEMPLES DE NUANCES APPORTÉES À L’ENQUÊTE PAR LES QUESTIONS OUVERTES
Les questions qualitatives contribuent en premier lieu à approfondir certains éléments de la caractérisation des usagers. Leurs expériences vécues se recoupent sur différents aspects au premier rang desquels les difficultés financières. Si l’absence d’emploi, qui concerne 60% des personnes rencontrées, est une cause évidente de ce manque de ressource, les récits informent quant à eux sur les effets du poids des charges liées au logement, à la mobilité, à la santé, mentionnés comme des éléments grevant ponctuellement un budget, y compris pour les personnes en emploi ou ayant des ressources régulières (salaires, retraites, AAH…).
On décèle aussi, lorsque les usagers s’étendent sur la durée de leur fréquentation des services, leurs allées et venues au sein des services, à quel point avoir une famille ou des amis qui fréquentent également les services peut faciliter l’acceptation du recours au service. Un tiers des usagers se déclare orienté dans les services d’aide alimentaire par leur famille et amis, et certains discours expliquent ce phénomène par le récit d’un atavisme familial. A l’inverse, l’hypothèse couramment avancée d’un ressenti proche de la honte d’avoir recours aux services d’aide alimentaire n’a été que très marginalement confirmée par les usagers, voire dans certains cas, explicitement évincée.
Par ailleurs, si les résultats de l’enquête quantitatives sont très positifs : 95% des usagers rencontrés sont satisfaits des services, de l’accueil dans les structures, des quantités, des produits reçus, de leur qualité ou encore de leur diversité, les apports qualitatifs de la méthode permettent de nuancer ces résultats. En effet, la satisfaction exprimée est souvent associée à des notions telles que la reconnaissance, le sentiment d’être redevable et aussi, parfois un sentiment d’illégitimité à critiquer un service couvrant ce besoin fondamental. Plusieurs usagers constatent ainsi qu’ils n’ont : « pas le droit de se plaindre ».
D’un autre côté, les défauts du système sont minimisés par les enquêtés. Les produits périmés ou abimés, constatés par près de 40% des personnes rencontrées sont perçus dans les discours selon différentes perspectives : les usagers expriment une incapacité de choix et rappellent l’absence de responsabilités des associations, à qui les denrées s’imposent également, dans ce phénomène. A ce niveau, les propos oscillent entre une forme de résignation, une empathie envers les associations et leurs bénévoles ou encore une fierté de contribuer à la lutte contre le gaspillage. Les usagers préfèrent mettre en avant le caractère consommable des produits.
Parmi les autres éléments qui ressortent des paroles tenues, des ressentis déplaisants dominent dont les impacts psychologiques sur l’alimentation sont indéniables : dénigrement et mauvaise estime de soi, isolement, impuissance, fatalisme reviennent bien souvent, parfois associés avec une perte d’appétit et des formes plus ou moins lourdes de dépression. La manière dont l’aide répond au besoin premier de s’alimenter peut réduire ou renforcer ces ressentis négatifs, notamment pour ceux des usagers qui expriment le plus de griefs relationnels envers les associations ou les bénévoles. Les usagers qui expriment plutôt des ressentis plaisants sont minoritaires.
DES PISTES D’ACTION EN DEÇÀ DES BESOINS DES USAGERS ET DU SYSTÈME DE REDISTRIBUTION
L’enquête réalisée auprès des usagers des services d’aide alimentaire ne constitue qu’une partie des éléments pris en compte pour construire collectivement des pistes d’action. Les données factuelles sur la distribution des services dans le département, le nombre d’inscrits dans les services, des données de contexte et un travail d’écoute compréhensive des acteurs et travailleurs sociaux de l’aide alimentaire ont également été mobilisés à cet effet. Ce croisement des données et des regards vise à contrebalancer certaines limites de l’approche qualitative tout en maintenant la finesse d’analyse tant dans la diversité des points de vue exprimés que dans les apports d’un niveau de détail individuel.
Nous constatons à l’issue de ce travail, une tendance mise à jour par ces croisements, dont les difficultés du secteur social, notamment en termes de terminologie, témoignent. Ainsi, lorsque les acteurs expriment collectivement le souhait de supprimer de leur vocabulaire l’appellation de « bénéficiaires » pour désigner les personnes ayant recours à l’aide alimentaire, une des idées corrélée est celle d’un déséquilibre entre ceux qui donnent et ceux qui reçoivent. L’expression répétée de ce déséquilibre dans la parole des acteurs est également reflétée dans certains propos d’usagers. Cela pose la question d’une intériorisation de cette asymétrie.
Dans un système contraint sur le plan réglementaire qui rassemble des groupes d’acteurs et des défis relationnels variés, l’un des enjeux de ce secteur ne serait-il pas de sortir d’un structuralisme social qui l’encombre et freine son émancipation ? Les pistes d’action aujourd’hui énoncées : coordonner les acteurs et les actions, contribuer à l’autonomie des publics, mettre en place une action plus individualisée et lutter contre le non-recours, n’adressent pas encore le sujet sous cet angle.