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Article paru dans le Hors-série Urbanisme n°79, reproduit avec l’aimable autorisation de la revue Urbanisme.

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https://aucm.fr/publication/hors-serie-urbanisme-n79/

Image d’illustration : Avec les Jardins Solidaires, une douzaine de travailleurs en insertion produisent, sur une ancienne friche de 2 hectares mise à disposition par la commune de Gerzat, des légumes bio, vendus à prix coûtant. © D. R.

Alimentation et culture dans la même assiette

Par Nawel Bab-Hamed, Bertille Joli, Emmanuelle Virey, François Rivoal et Stéphanie Terrisse - 05.06.2024

L’exploration « Culture alimentaire et transition écologique : comment aborder l’alimentation comme un fait culturel revisitant nos marqueurs politiques, économiques, sociaux, sanitaires, territoriaux ? », proposée le 16 novembre 2023 dans le cadre de la 44ème Rencontre nationale des agences, a permis d’observer deux modèles de production agricole différents, mais aussi d’étudier les marqueurs émotionnels, symboliques, sociaux, économiques, politiques et écologiques de l’alimentation d’aujourd’hui et de demain.

Notre rapport à l’alimentation a évolué au cours de ces dernières décennies à travers de nouvelles prises de conscience qui engendrent des changements de normes, de législation, de comportements, de modes de vie. Il faudra convoquer plus d’un modèle pour relever les défis de demain et parvenir à changer nos pratiques sans détruire nos cultures alimentaires. C’est fort du constat de la complexité du sujet et pour l’appréhender dans un cadre inspirant que la journée d’exploration autour de la culture alimentaire a été conçue : trois sites, une dizaine d’intervenants et une équipe d’animation ont permis de s’imprégner, de ressentir, de prendre conscience, de débattre des solutions et actions mises en oeuvre ici et là, pour que chacun réfléchisse et trouve, à son échelle, sa marge de manoeuvre et d’intervention. L’équipe organisatrice s’est appuyée sur la Limagne, plaine agricole aux portes de la métropole clermontoise, pour évoquer la culture alimentaire à travers trois lieux démonstrateurs d’un sujet à plusieurs enjeux.

Challenger un modèle agroalimentaire à grand volume

La journée exploratoire a commencé au Biopôle Clermont-Limagne dédié aux entreprises des sciences du vivant. Les participants ont visité l’usine de panification Jacquet-Brossard et assisté à la présentation de la filière blé de la coopérative agricole Limagrain, depuis le blé planté jusqu’aux modèles des pains vendus par la grande distribution. L’exposé de leurs recherches nutritionnelles en boulangerie-pâtisserie et les discussions ont fait toucher du doigt les défis de ce modèle agroalimentaire industriel et de cet acteur incontournable du territoire, dont les exigences économiques, environnementales et marketing structurent la filière et obligent à adapter les process en permanence.

Encapaciter des modèles alternatifs

La matinée s’est poursuivie par la visite des Jardins Solidaires, à Gerzat. Porté par le Secours populaire et inscrit dans une expérimentation « territoires zéro chômeur de longue durée » (TZCLD), ce projet a trouvé ici les conditions de son développement : une douzaine de travailleurs en insertion produisent, sur une ancienne friche de 2 hectares mise à disposition par la commune, des légumes bio, vendus à prix coûtant préférentiellement aux structures d’aide alimentaire locales ou via le réseau de producteurs locaux 63 Saveurs.
Même si ce modèle économique de l’entreprise à but d’emploi reste à consolider, il n’en reste pas moins qu’il répond à des objectifs majeurs : permettre un retour à un emploi porteur de sens et de dignité pour les travailleurs, rendre accessible une alimentation de qualité, diversifier la production sur les terres agricoles locales et alimenter un réseau vertueux de solidarité. Le maire de Gerzat et l’équipe des Jardins Solidaires ont partagé avec le groupe leur enthousiasme, leurs convictions, mais aussi les difficultés et les incertitudes inhérentes à un tel projet qui contribue à changer de modèle.

Restaurer les sens et les perceptions

L’exploration s’est poursuivie au Pré du Puy, qui est à la fois une exploitation maraîchère, un magasin en vente directe et un restaurant. Dans ce site inspirant, un repas a été élaboré en partenariat avec la Scop Cresna, pour amener les convives à s’interroger sur leurs pratiques alimentaires. Pour être à la hauteur des défis de demain, le repas, référence culturelle et symbolique, doit évoluer dans ses ingrédients, ses quantités, ses synergies nutritionnelles : crudités, « cuidités », légumineuses, oléagineuses, produits laitiers, oeufs, épices et condiments ont été mis à disposition pour que chacun compose son assiette. L’accompagnement par l’éducatrice du goût a permis de prendre conscience des déterminants de choix et de composition des assiettes. Les échanges ont permis de se questionner sur la sensorialité en mangeant (couleur, texture, saveurs, quantité), les synergies alimentaires, la néophobie alimentaire, etc.

Conscientiser les marqueurs culturels de l’alimentation

Comme souvent à la fin d’un bon repas, les convives sont restés à table pour continuer à débattre et discuter, en profitant de l’expertise des intervenants. L’intervention de Marie Walser (chaire Unesco Alimentations du monde), axée principalement sur le marqueur sanitaire, a approfondi les liens entre alimentation, corps, santé humaine et environnementale. En écho à la visite de l’usine du matin, l’intervenante a défendu l’idée que le changement de modèle alimentaire suppose que l’alimentation soit considérée comme un bien commun et non pas comme une simple marchandise.

Dans un contexte où les choix alimentaires se font en fonction de ses moyens économiques, de son temps, des disponibilités des produits, de sa culture, de ses goûts, mais aussi souvent en fonction du marketing et de la publicité, les améliorations apportées aux aliments ne devraient pas être des arguments spéculatifs et concurrentiels, mais au contraire être partagées au bénéfice de la santé de tous.

La présentation par Philippe Métais des actions de Gaz réseau distribution France (GRDF) autour des biodéchets et de leur engagement sociétal en faveur des collectivités, via le milieu scolaire, a alimenté le débat du marqueur écologique. Derrière ce marqueur se cache la question de l’ampleur du changement de modèle. Souhaitons-nous développer des solutions technologiques pour compenser les inconvénients d’un modèle, ou le revoir totalement pour le rendre plus vertueux ?

L’intervention de Thierry Boutonnier, artiste plasticien empreint de nature et d’agriculture, a permis d’explorer le marqueur culturel et symbolique, mais aussi ses travaux et sa colère citoyenne autour du marketing alimentaire et de la prédominance des intérêts économiques sur la politique alimentaire. La diffusion de la bande-son du projet Sugar Killer, conduit avec des collégiens, a fortement interpellé et fait sourire les participants quant aux coulisses du marketing et à l’opacité des réponses apportées aux adolescents. Le marketing habille l’alimentation de toutes les vertus, mais, dans les faits, les compositions restent mystérieuses. La question de la responsabilité des adultes et du système alimentaire sur la santé des enfants a été posée. La santé apparaît, elle aussi, comme un bien commun, avec un idéal de transparence et d’éducation pour relever les défis culturel et symbolique dès le plus jeune âge. La dernière intervention de Boris Tavernier, fondateur de Vrac (Vers un réseau d’achat en commun), a permis d’éclairer les marqueurs politiques et socio-économiques quant à l’accès à une alimentation durable et de qualité pour toutes et tous, quels que soient les moyens financiers ou la localisation géographique des personnes. En achetant en grande quantité, Vrac réussit à obtenir des produits de qualité à des prix compétitifs, que les adhérents peuvent ensuite acheter à des prix raisonnables. L’initiative est partie des quartiers populaires de l’Est lyonnais, le réseau est désormais national et milite plus globalement pour l’éducation à l’alimentation alliant plaisir, créativité et interculturalité. Il est aussi actif dans le réseau qui oeuvre pour la création d’une sécurité sociale alimentaire.

Réalimenter un imaginaire collectif

En conclusion, Éric Roux (association L’Étonnant Festin) est intervenu pour apporter son expertise sur l’approche quotidienne de la transition alimentaire en s’appuyant sur les enjeux de transmission des savoirs interculturels comme pare-feu aux normes imposées par le système étatique. Il a abordé la notion d’un projet culturel de territoire qui redistribue des savoirs et réalimente un imaginaire collectif. Les participants ont été invités à exprimer les émotions à chaque étape de l’exploration. Le niveau des débats, les visites et intervenants ont permis d’examiner la plupart des marqueurs de l’alimentation et d’ébaucher ensemble des pistes de solutions pour répondre aux défis de notre civilisation : rien de moins que la définition de la culture selon Clair Michalon [ingénieur agronome et formateur, ndlr] : « La culture, c’est la manière de trouver ensemble des réponses aux défis de notre temps. »

Avec le chantier des « 1 000 premiers jours de la vie », les cantines et les quartiers populaires sont ressortis comme les emblèmes de cette transition aussi intime que collective.