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Article paru dans le Hors-série Urbanisme n°79,
reproduit avec l’aimable autorisation de la revue Urbanisme.

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https://aucm.fr/publication/hors-serie-urbanisme-n79/

Image d’illustration : Paysages anthropocènes. Mission photographique ESACM. Poe Richard. © D. R.

1/Les membres de ce groupe sont Clotilde Amprimoz, artiste-auteure et directrice artistique de ChoréACtif ; Catherine Angénieux, directrice de la culture, Loire Forez Agglomération ; Marie- Noëlle Basmaison, coordinatrice éducation et culture, PNR Volcans ; Nicolas Blasquiet, chargé des transitions, Billom Communauté ; Cécile Bourduche-Finot, responsable du service Développement des pratiques culturelles, Ville de Clermont-Ferrand ; Estelle Bournel, chargée du développement culturel sur le territoire, Thiers Dore et Montagne ; Jean-Damien Colombeau, directeur Innovation et participation, Ville de Clermont-Ferrand ; Cécile Cot, ingénieure d’études, AgroParisTech ; Christine Couasnon, fondatrice d’Artex et du café Flax ; David de Abreu, directeur de l’Amta ; Grégoire Delanos, artiste et fondateur de la Hutte studio ; Fabienne Dorey, directrice de la culture, Riom Limagne et Volcan ; Cécile Dupré, responsable patrimoine et musées, Clermont Auvergne Métropole ; Jean-Christophe Lacas, directeur de la médiathèque
intercommunale de Lezoux, Entre Dore et Allier ; Claire Lemaitre, chargée du développement culturel, Mond’Arverne Communauté ; Nathalie Miel, directrice du Damier ; Nadia Moutarlier, chargée du développement culturel, Mond’Arverne Communauté ; Pierre Patureau-Mirand, directeur de la culture, Clermont Auvergne Métropole ; Hélène Schmidgen-Bénaut, architecte urbaniste générale de l’État, chargée de mission transition écologique, Drac Aura ; Chloé Taris, chargée de l’action culturelle, Billom Communauté ; Aude Van Haeringen, chargée de mission Transition écologique, Conseil départemental du Puy-de-Dôme ; Pauline Vigey, fondatrice de Que Fleurisse Ton OEil.

2/www.ademe.fr/les-futurs-en-transition/

3/www.ademe.fr/les-futurs-en-transition/les-scenarios/#cooperationsterritoriales

Quelle contribution des politiques culturelles à la réorientation écologique des territoires ?

Par Élodie Biétrix, chargée de la mise en oeuvre du dispositif, avec Rosalie Lakatos, sous la direction de Stéphane Cordobes - 03.06.2024

L’agence d’urbanisme Clermont Massif central (AUCM) propose aux collectivités qui souhaiteraient engager leur réorientation écologique de tester un outil, en cours de conception, permettant d’aborder la transition écologique des territoires par une entrée culturelle.
Les premiers résultats valent invitation.

Depuis l’automne 2023, une vingtaine d’acteurs locaux (artistes, techniciens, responsables associatifs…) participent à des ateliers de prospective « à dire d’experts 1 ». Ces ateliers permettent de projeter les politiques culturelles, leur contenu, leurs modalités de production et les rôles des acteurs de la culture dans différents scénarios à l’horizon 2050. Ces scénarios, articulés avec la production de l’Ademe [Agence de la transition écologique, ndlr] « Transitions 2050 2 », doivent conduire à une vision territorialisée des projections par le prisme des politiques culturelles. On interroge ainsi pour chaque contexte ce qui « est » culture, le rôle qu’elle exerce, la manière dont les acteurs publics et privés, professionnels s’en saisissent.

La production qui découlera de cette première étape permettra à l’agence d’urbanisme Clermont Massif central (AUCM) de créer un prototype d’accompagnement des territoires. Les collectivités du Massif central volontaires pour repenser leurs politiques culturelles pourront bénéficier de l’accompagnement de l’agence dans les prochains mois. En effet, au regard des bouleversements anthropocènes auxquels font face les territoires, les solutions techniques et organisationnelles ne suffiront pas à engager pleinement la société sur un chemin résilient.

La culture, par sa capacité à véhiculer des imaginaires, à créer la rencontre et l’inattendu, à faire « ressentir », peut jouer un rôle prépondérant dans l’acculturation nécessaire aux changements qu’il nous faut conduire collectivement. Pour illustrer cette production, voici en avant-première un des quatre scénarios produits, articulé à celui des « Coopérations territoriales » de l’Ademe 3, afin de mettre en situation anthropocène les politiques culturelles et leurs territoires.

La culture de coopération pour prendre soin les uns des autres : une ébauche de scénario

La réalité actuelle dans laquelle toutes les vies et formes de vie ne se valent pas est le reflet d’une culture anthropocentrée et occidentale sur laquelle s’est construit le modèle socio-économique dominant. Les barrières cognitives et les échelles de valeurs héritées de ce modèle sont autant de freins à la réorientation écologique des territoires qu’il faudrait pourtant engager dès aujourd’hui. Le constat de la vulnérabilité du système socio-économique face aux réalités anthropocènes a conduit à un changement de modèle. Celui-ci se construit autour d’une lecture des relations, humaines mais également avec le vivant et le non-vivant, au prisme du soin et de la préservation. Prenant acte de l’intégration pleine et entière de l’humanité dans le vivant, le changement fondamental de valeurs qui s’est opéré en accordant à toute vie et quelle qu’en soit la forme, une valeur pour elle-même, a entraîné une transformation profonde des politiques publiques.

Ainsi, celles-ci s’appliquent désormais à exercer un rôle de soin à deux niveaux : d’une part, face aux transformations radicales du monde et aux bouleversements sociaux que l’anthropocène et le changement de modèle ont entraînés ; d’autre part, en inculquant à chacun une culture de l’attention à l’autre devenue valeur centrale. Ainsi, les indicateurs socio-économiques, le système fiscal et les modes de comptabilité ont été considérablement transformés pour prendre en compte ces nouveaux impératifs. L’attribution d’un statut juridique aux entités naturelles leur a offert une protection face à des périls imminents ainsi qu’un rôle d’acteurs à part entière de la décision publique. Les expérimentations de convention citoyenne et les méthodes de type « budget participatif » ont été généralisées ; l’éducation culturelle et artistique, l’héritage des volets culturels des politiques de transition et l’esprit des projets culturels de territoire ont inspiré un modèle de gouvernance locale résilient et agile, organisé autour des droits culturels.

Des gouvernances locales et agiles

Afin de mettre en oeuvre cette organisation, l’État s’est fortement décentralisé au profit du développement de gouvernances locales et partagées à l’échelle des anciens EPCI [établissements publics de coopération intercommunale]. Les échelons administratifs ne sont plus nécessairement en correspondance avec les échelles d’action : celles-ci se reconfigurent en permanence, en fonction des enjeux et projets à l’oeuvre. La nouvelle perspective biorégionaliste qui structure tout projet permet de prendre en compte la totalité des composantes d’un territoire et leurs rétroactions. Cette approche entraîne les différents territoires, voisins ou non, dans des logiques de coopération fortes permettant l’agilité nécessaire au déploiement de projets ou de politiques publiques à des échelles variables.

L’organisation territoriale accepte et permet l’incertitude et l’adaptation permanente. En tant que garant de la justice, de l’exercice démocratique et de l’accès aux soins et à l’éducation, l’État accompagne les nouvelles collectivités territoriales dans la mise en oeuvre effective de ces dispositifs dont tout un chacun doit bénéficier. La condition sine qua non pour des gouvernances locales réellement démocratiques repose, en effet, sur une réponse à l’ensemble des besoins fondamentaux du vivant, dont le plein exercice des droits culturels. Ceux-ci permettent d’assurer à chacun la capacité de s’outiller intellectuellement pour prendre part au débat et à la décision publique.

La réinvention des politiques culturelles

L’intégration des droits culturels dans les besoins fondamentaux auxquels les pouvoirs publics apportent une réponse se traduit par la disparition du ministère de la Culture et des politiques culturelles telles que menées depuis les années 1960. En effet, la question culturelle n’est plus traitée selon un angle création/diffusion/accessibilité de disciplines, lieux ou pratiques légitimés par l’État. Il s’agit désormais de considérer tout domaine de la vie publique au regard des droits culturels. Ainsi, chaque politique est élaborée en fonction de sa capacité à permettre à toute personne ou groupe, sans discrimination, de développer et d’exprimer son humanité et sa vision du monde. Les politiques publiques se trouvent ainsi renforcées dans leur rôle de permettre l’« encapacitation » de tous, nécessaire à l’exercice démocratique local sur lequel repose désormais l’organisation de l’État.

Les politiques culturelles, face à leurs propres incohérences dans ce nouveau modèle ainsi qu’à l’impératif de soutien au déploiement des droits culturels, ont réalisé un long parcours vers l’acceptation de leur disparition telles qu’elles existaient jusque dans les années 1930. Les professions culturelles se sont hybridées avec celles de l’ingénierie territoriale, déplaçant le coeur de métier vers la facilitation des coopérations, la médiation et l’accompagnement de processus expérimentaux. Le système éducatif s’est également profondément transformé, tant dans le contenu véhiculé que dans les méthodes employées. Ainsi, les enseignants, placés dans une posture apprenante, transmettent les savoirs « anciens », mais enseignent également l’incertitude, le « faire ensemble » et l’envie de prendre soin.

Les droits culturels pour faire fonctionner une démocratie du vivant

Par leur préoccupation pour l’exercice des droits culturels, les politiques publiques s’ancrent dans les territoires de vie et dans le quotidien, favorisant le développement de cultures communes locales. La culture relève ici du lien, du liant, de l’anthropologique plus que de l’artistique. Cette culture du lien est en elle-même précieuse et soignée par les politiques publiques qui oeuvrent à l’articulation de logiques de proximité et d’ouverture au monde ; un jeu d’échelles indispensable pour faire société et éviter le repli sur soi. Si la société civile exerce un rôle particulièrement important dans les gouvernances locales, les modèles de type associatif coexistent avec le service public, dont le rôle est d’apporter à tous une capacité de participation, d’implication, d’expression, et cela, sans condition d’appartenance ou d’adhésion. Pour encourager et permettre la libre expression de tous au sein de la société et ainsi renforcer la démocratie, les pratiques artistiques amateurs sont soutenues par les pouvoirs publics.

Les projets expérimentaux, impliquant une recherche permanente d’adaptation à des contextes ou échelles variables, sont largement considérés pour leur capacité à faire face à l’instabilité du monde. Les pratiques dites « alternatives » ne sont plus évoquées comme telles, puisque les anciennes hiérarchies culturelles n’ont plus cours et que ce qui « est » culturel a été redéfini : la culture est propre à chacun, fait collectif et est ancrée dans un quotidien plus écologique.

Bien que, dans ce scénario, l’accent soit mis sur les processus créatifs plus que sur les oeuvres finales, les productions artistiques existent toujours. Elles sont, elles aussi, partie intégrante de l’expression humaine et sont en elles-mêmes des médias par lesquels s’expriment les droits culturels. Ces créations sont situées et privilégient des formats de création et de diffusion en proximité avec les territoires et leurs habitants, au sens élargi. L’art écologique longtemps marginal qui vise à travailler avec les écosystèmes et à les raviver occupe une place importante dans la création. Les personnels de la culture, tout comme les artistes, peuvent ainsi se faire médiateurs : les premiers afin d’accompagner les artistes et les populations dans les processus de création ancrés ; les seconds dans leur capacité à faire dialoguer les personnes et les territoires entre eux, vivants humains et non humains compris. Le pays du premier ministère de la Culture au monde est, de ce point de vue, resté précurseur en agrégeant les politiques culturelles avec celles auparavant dédiées à la nature, mais aussi à l’éducation et à la santé.

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LA CULTURE DE COOPÉRATION POUR PRENDRE SOIN LES UNS DES AUTRES : UNE MISE EN SITUATION

Léa, habitante élue au comité de pilotage du projet de rénovation biomimétique à empreinte positive de l’hôpital de proximité, se rend à pied à la bibliothèque pour assister à une représentation de la compagnie éphémère créée dans le cadre de ce projet. Elle est accompagnée de Mme Diop qui souhaite prendre part aux échanges en public libre. Elles sont en avance et discutent avec les collégiens qui sortent de la bibliothèque.

Dans le cadre de leur cours de relation au vivant, ils mènent, avec des élèves d’un autre établissement, une enquête sur la faune locale et contribuent ainsi au suivi scientifique participatif de la biodiversité. Olivier, le bibliothécaire, les accompagne dans la dimension « recherche et documentation » de leur projet. Léa s’installe dans la grande salle qui jouxte la bibliothèque. Les lits utilisés en journée par les enfants de la crèche ont été relevés contre les murs. La compagnie éphémère comprend une quinzaine de personnes : des techniciens du service public ; des habitants ou usagers des territoires concernés par la rénovation de l’hôpital; des représentants de la forêt et du cours d’eau bordant l’hôpital ainsi que de la faune et de la flore qui les habitent, des artistes professionnels, des personnels hospitaliers, des patients, des ouvriers du bâtiment. Ces personnes ont été tirées au sort par le comité de pilotage.

Pour permettre à chacun de s’investir, leurs obligations professionnelles sont suspendues le temps du projet. Paul, agent des droits culturels, assure la médiation entre les membres de la compagnie et le comité de pilotage. La compagnie propose ce soir une séance de théâtre forum pour débloquer une situation liée au projet : dans le cadre de la réalisation des travaux, les engins de chantier doivent accéder à la façade du bâtiment bordée par la forêt et traverser le cours d’eau qu’elle abrite. Les coupes d’arbres, le passage de poids lourds et le stockage de matériel auront un impact sur l’écosystème qui doit être strictement limité pour garder le bilan positif de l’opération. La mobilisation des réseaux d’acteurs et les conseils issus d’expériences similaires n’ont pas permis de trouver une solution pertinente. Aussi, la représentation de ce soir, en mobilisant de manière sensible les savoirs et points de vue, permettra d’explorer d’autres leviers avec l’assistance.