La revue

Les agences d’urbanisme peuvent-elles continuer à s’ignorer comme acteurs culturels ?

Par Stéphane Cordobes, Directeur de l'AUCM - 05.05.2025

Un article de Stéphane Cordobes, rédigé à partir de son intervention publique du 2 avril 2025 lors de la Rencontre POPSU Métropoles et POPSU Transitions à Clermont-Ferrand. La séquence intitulée « Quelles cultures pour s’adapter au changement global et recomposer nos territoires de vie ? » était animée par Laurent Lelli, directeur de la plateforme clermontoise de POPSU Transitions.

D’une question incongrue au dépassement d’un malentendu

« Une agence d’urbanisme peut-elle se prendre pour un acteur culturel ? » La question, posée lors d’une rencontre publique réunissant principalement des professionnels du secteur culturel, peut surprendre. Elle trahit un étonnement, voire une gêne : que ferait donc un urbaniste — perçu avant tout comme technicien ou planificateur, un agent de la ville et du territoire — dans une sphère peuplée d’artistes, de programmateurs ou de médiateurs ? Pour y répondre, il faut d’abord dépasser un double malentendu.

D’un côté, les professionnels de l’urbanisme ont souvent du mal à décrire et légitimer leur pratique autrement qu’à travers leur expertise technique — normative, réglementaire, fonctionnelle. Ils peinent à reconnaître que ce qu’ils produisent touche aussi à l’imaginaire, au sensible, à la manière dont les gens habitent tout simplement le monde. De l’autre, les acteurs culturels, en acceptant une définition de la culture centrée sur les arts et la création « libre et désintéressée », peinent à reconnaître comme « pairs » ceux qui façonnent, dans un cadre utilitaire assumé, les espaces habités — autrement dit, ceux qui agissent sur les espaces et les modes de vie, les relations de tout ce qui les compose. Ce malentendu mérite d’être pris au sérieux — non pour dénoncer ou défendre des places et des statuts légitimes, mais pour interroger ensemble cette ignorance réciproque des “faire territoire” et “faire culture” qui, bien qu’installés, semblent aujourd’hui dépassés.

Ce que fait une agence d’urbanisme

Revenons à l’agence d’urbanisme. On ne saurait la réduire à un simple bureau d’études techniques, produisant des plans ou des rapports. Ancrée dans un territoire, elle coproduit avec des collectivités, chercheurs, associations et habitants, autrement dit une communauté située d’acteurs, une pluralité de savoirs : des chiffres et données, bien sûr, mais aussi des récits, des représentations, des imaginaires instituants, des intentions partagées, des expériences d’édification collective. Elle intervient sur les façons d’habiter un lieu, sur les modes de cohabitation, sur les formes de vie ; autrement dit, elle contribue à façonner un ensemble de rapports au monde, caractéristiques d’un territoire et de sa culture.

Elle n’est donc pas extérieure à la culture : au contraire, elle contribue à fabriquer les conditions politiques, pratiques, sensibles et symboliques de la vie en commun. Si l’on s’appuie sur la définition large de la culture proposée par l’UNESCO — un ensemble de traits spirituels, matériels, intellectuels et affectifs qui caractérisent un groupe social — il devient évident qu’une agence d’urbanisme est un acteur culturel à part entière. Elle n’a pas pour objet principal la production artistique — encore que les dimensions architecturales et paysagères de la fabrique urbaine avec laquelle elle compose obligeraient à en discuter — mais elle agit sur un autre plan, tout aussi culturel : par emprunt à Jacques Rancière, celui du partage du sensible propre à chaque territoire. En rendant possible, collectivement, l’édification de mondes habitables, elle induit une action culturelle qui dépasse l’expertise technique : de fait, elle mobilise à la fois des dimensions sensibles, imaginatives, symboliques, pratiques, politiques et techniques.

Une fonction culturelle invisibilisée

Cette « évidence » est pourtant difficile à voir et à admettre, car la culture elle-même s’est enfermée dans un cadre qui la dépolitise, la spécialise et l’isole. Le régime culturel moderne et le projet politique qui l’accueille ont forgé une vision du monde fondée sur sa réification, sa segmentation et sa marchandisation. Dans cette perspective, la culture ne désigne plus des rapports au monde — ou plus justement, des régimes culturels situés qui se traduisent en agencements spécifiques de rapports au monde — mais devient un levier de développement économique, un outil d’attractivité territoriale, un service récréatif et éducatif, une fiction identitaire rassurante, parfois un outil d’émancipation individuelle, souvent un champ d’activité replié sur lui-même, centré sur sa propre finalité : l’art pour l’art, la culture pour la culture.

Ainsi conçue, la culture s’inscrit dans un cadre qui érige la création en œuvres, donc en choses, spécialise l’activité dans un champ autonome avec ses objets, ses experts, ses lieux, ses publics, et valorise sa production dans une logique de marché. On est alors bien loin du geste culturel premier et commun d’habitation du monde.

Dans ce système, ce que produit une agence d’urbanisme — des savoirs, des agencements de milieux, des partages du sensible, des imaginaires instituants, des pratiques habitantes, etc. — n’est pas identifié comme « culturel », car cela échappe au régime culturel légitime. Elle est perçue comme un rouage technique d’un autre domaine d’activités moderne, l’aménagement et l’urbanisme, et non comme une force d’expérimentation ou d’invention de nouveaux rapports au monde. Il est sans doute temps de rouvrir ce cadre et de l’interroger sérieusement.

Le tournant anthropocène et l’invitation à reculturaliser le monde

Pourquoi ? Parce que l’Anthropocène, entendu comme une ère marquée par les effets délétères du projet d’exploitation moderne de la planète sur nos capacités de vie, bouleverse notre présence au monde. Il fait éclater les séparations entre nature et culture, science et politique, production et création. Il nous oblige à repenser en profondeur nos manières de faire territoire et nos modes d’habitation de la Terre. Et cette tâche est d’abord culturelle.

Ce que nous appelons « transition écologique » apparaît dans cette perspective moins comme un enjeu technologique que comme un dilemme fondamentalement culturel, qui plus est, à fort potentiel conflictuel : un affrontement entre récits du monde, entre formes de vie, entre manières de faire société. Il met d’ailleurs déjà en tension ceux qui veulent poursuivre le projet moderne déconnecté des limites planétaires, et ceux qui cherchent à inventer d’autres façons de vivre et d’habiter. La culture ne peut rester à l’écart de ce conflit ; redéfinie ainsi, elle se trouve au cœur du politique — en tant que fabrique de sens, de valeurs, de représentations, de collectifs, de rapports au monde.

Vers une politique culturelle anthropocène

Imaginons comme admises ces hypothèses. Que pourrait être une politique culturelle à la hauteur de ce défi ? Certainement pas une politique de la prescription ou de l’enchantement forcé. L’attente du « grand récit positif de la transition » relève du mythe : non seulement il masque les obstacles matériels réels aux transformations à engager — notamment la redistribution des richesses et des investissements qu’elles impliquent — mais il tend aussi vers ce qui relève de la propagande. Ce dont nous avons besoin, ce n’est pas un récit qui s’imposerait à tous rendant acceptable ce qui, sans changer de point de vue, d’attachements et de partages, ne le sera pas. Ce n’est pas davantage une idéologie totalitaire masquée sous les atours séduisants d’un storytelling artistique.

Non, ce qui semble nécessaire pour faire face à la situation et convoquer la force agissante de la culture, c’est un espace favorable à l’émergence de multiples récits, de micro-devenirs originaux, de scènes de création et d’expérimentation de nouveaux rapports au monde, à la fois émancipateurs et communs, de nouvelles fabriques habitantes.

On peut convoquer ici Hannah Arendt et sa conception de la politique : non pas la prise du pouvoir, son exercice ou la gestion des affaires publiques, mais l’assurance d’un espace commun de visibilité et de parole, de diversité et de liberté — un espace de co-présence et de création collective et individuelle, où s’inventent et se mettent en œuvre les conditions communes d’habitations possibles du monde. Une politique culturelle de l’Anthropocène pourrait être cela : l’installation pérenne d’un espace commun où s’élaborent, se discutent, s’expérimentent, se vivent de nouveaux rapports au monde, se créent de nouveaux agencements territoriaux. Une politique favorable au renouvellement de formes situées d’habitation partagées et sensibles. Une politique qui ne chercherait pas à imposer l’acceptation des transitions, mais à offrir les conditions culturelles favorables au jaillissement d’autres « habiter » possibles, faisant tenir ensemble de manières plus justes et viables humains et non-humains compris.

Pour des agences culturelles d’urbanisme

Reconnaître l’agence d’urbanisme comme un acteur culturel, ce n’est donc pas élargir à la marge le périmètre de la culture. C’est réinterroger ce qu’elle est, dans un moment où la condition terrestre nous oblige à réarticuler sensibilités, imaginaires, savoirs et actions. C’est ouvrir la possibilité d’une politique culturelle qui ne se contente plus de gérer la création ou de patrimonialiser le passé, mais qui contribue activement à la fabrique de nos futurs mondes communs.

Ne nous y trompons pas. Ce propos n’est pas un plaidoyer pour l’urbanisme culturel qui tend à se propager. Sa pratique la plus courante ne dispose en effet ni des ressources ni de l’ambition transformatrice et située ici convoquée. Dans bien des cas, elle offre aux artistes une diversification salutaire à l’heure où vivre de son art devient difficile. Trop souvent, elle relève d’un mécénat opportun, d’une mise en scène facile et accessoire susceptible d’acheter à bon compte une image sociale ou environnementale louable. Pire encore, elle peut afficher des marques de grandeur et de puissance. La politique culturelle dont il est ici question ne relève pas de cette logique de gala, de subsistance ou de pouvoir : c’est une invitation à penser ensemble les politiques culturelles comme politiques de cohabitation — c’est-à-dire de ce lien vivant, fragile et fondamental que nous entretenons avec ceux qui composent nos milieux. Une invitation à reconnaître que, face aux défis de l’Anthropocène, « faire culture » comme « faire territoire », c’est fondamentalement apprendre à renouer des liens et à cohabiter dans un monde qu’il est urgent de reconsidérer et de prendre soin.