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Judith Drouilles « Quartiers résidentiels périurbains en transition : comparaison multicritère de scénarios prospectifs à l’horizon 2050 ». Thèse de Doctorat, Laboratoire d’architecture et technologies durables (LAST) de l’Ecole Polytechnique Fédérale de Lausanne (EPFL), sous la direction du Professeur Emmanuel Rey, 2019.

https://infoscience.epfl.ch/record/269159?ln=fr

Penser l’avenir des tissus pavillonnaires, un échange avec Judith Drouilles

Par Julia Angeletti, Chargée d’études Urbanisme et transitions environnementales - 26.04.2023

Judith Drouilles est architecte de formation et urbaniste diplômée de l’école d’urbanisme de Paris. Au Laboratoire d’architecture et technologies durables de l’Ecole Polytechnique fédérale de Lausanne, elle a conduit une thèse de doctorat sur l’évolution des quartiers pavillonnaires suisses et périurbains à l’horizon 2050, sous la direction du professeur Emmanuel Rey.

L’Agence d’urbanisme accompagne en 2022-2023 élus et techniciens avec un cycle de formation-action “L’urbanisme métropolitain face à l’urgence écologique et sociale”. Dans ce cadre, le travail de recherche de Judith Drouilles est éclairant, notamment pour sa comparaison avec la situation suisse. L’Agence d’urbanisme l’a interviewée le 17 mars 2023.

QU’EST-CE QUI VOUS A AMENÉ À CHOISIR CE SUJET DE RECHERCHE ?

C’est un sujet sur lequel j’ai commencé à travailler dans le cadre de mon diplôme d’architecture à l’école de Paris-Malaquais (ENSAPM), où j’étais plutôt focalisée sur le Grand Paris. Dans les années 2010, la question qui se posait était de densifier autour des gares de la région Ile-de-France. Et c’est là que j’en suis venue à travailler sur des tissus pavillonnaires, et donc à m’intéresser à ce sujet, car en petite couronne parisienne, pavillonnaire et densification autour des gares sont deux thèmes intimement liés. J’ai ensuite étendu ce travail au territoire suisse, à l’agglomération lausannoise, en privilégiant les enjeux de transition et de transformation à ceux de la densification.

VOTRE THÈSE EST APPLIQUÉE AUX QUARTIERS RÉSIDENTIELS PÉRIPHÉRIQUES DE L’AGGLOMÉRATION DE LAUSANNE, EN SUISSE. EN QUOI SONT-ILS DIFFÉRENTS DE NOS QUARTIERS PAVILLONNAIRES EN FRANCE ?

Il y a de nombreux points similaires, mais ce qui diffère principalement entre les quartiers suisses et français c’est l’échelle : la dimension des quartiers, des parcelles, des maisons, etc. Mais ce qui distingue surtout les quartiers pavillonnaires les uns des autres en Suisse ou en France, c’est leur distance au centre, c’est cela qui influence les principales caractéristiques. Plus on est proche du centre et plus il y a de la pression sur ces quartiers pour accueillir de plus en plus d’habitants. Les logements et les parcelles vont rétrécir et finalement on aura une assez grande densité. Le processus de densification douce se fait déjà naturellement dans les quartiers les plus proches des centres. Quel que soit le territoire, on a ce processus et cette forme basique des quartiers pavillonnaires. Au-delà de cette distance au centre, la particularité de la Suisse, c’est que nous trouvons encore régulièrement de grandes parcelles avec des villas assez imposantes, ce qui est moins le cas dans les périphéries françaises.

QU’EST-CE QUI EXPLIQUE SELON VOUS L’ASPIRATION DES MÉNAGES VERS LE PÉRIURBAIN ?

On sent qu’il y a cette quête d’espace, qui est l’une des raisons principales qui poussent les ménages à rechercher une maison individuelle avec jardin. Mais on note aussi une recherche d’indépendance dans la manière de vivre. La recherche de qualité du logement prime parfois sur l’accès aux services.

ET S’IL DEVAIT RESTER UN COUPABLE DE L’ÉTALEMENT URBAIN, QUEL SERAIT-IL ?

À mon avis, l’étalement urbain, c’est un fait de société. C’est quelque chose qui s’est formé au fil du temps. On a tous l’idéal de la maison individuelle en tête, qu’on le concrétise ou non. La majorité des ménages se dit un jour “est-ce qu’habiter en maison individuelle avec un jardin ne serait pas plus adéquat pour ma qualité de vie ?”.

Ce qui a rendu possible cet étalement urbain c’est l’accélération des déplacements. Avant le développement du train au 19ème siècle, on habitait soit en ville, soit à la campagne. Avec le train, l’étalement urbain a pris forme car il devenait envisageable d’habiter plus loin de son travail, et donc d’accéder à des logements plus spacieux, dans des villes moins polluées et surpeuplées. Avec l’apparition de la voiture, c’est le territoire entier qui a été mis à disposition. Toute la société s’est ensuite organisée pour accompagner cette accélération des déplacements, et les projets immobiliers ont été facilités par un prix du foncier agricole dérisoire.

DANS VOTRE THÈSE, VOUS PARLEZ DES “STIGMATES DE LA VILLE DIFFUSE”. POUVEZ-VOUS REVENIR SUR CETTE NOTION ?

Le terme de ville diffuse est synonyme d’étalement urbain. Il existe différents modèles de villes. En Suisse on essaye de mettre en place la ville polycentrique, qui connecte différents pôles entre eux par des réseaux de transports performants. À l’inverse, la ville diffuse est étalée dans le territoire sans présenter de pôle majeur attractif. Les stigmates, eux, sont facilement identifiables. La ville diffuse repose sur un tissu bâti de maisons individuelles, qui consomme du territoire au détriment des surfaces agricoles, forestières et naturelles. C’est un mode de vie dépendant de la voiture et donc générateur de pollutions, et qui encourage aussi l’individualisme et le repli sur soi. Restent aussi les questions d’efficacité énergétique des bâtiments, qui souvent sont sous-occupés du fait des évolutions démographiques et des phénomènes de recomposition des ménages. Pour toutes ces raisons, quand on compare la consommation d’énergie par personne, on remarque qu’elle est beaucoup plus importante en maison individuelle périphérique qu’en appartement en ville.

À L’INVERSE, LE TISSU PÉRI-URBAIN EST DOTÉ DE RÉELLES QUALITÉS. QUELLES SONT-ELLES ?

A mon avis, la qualité principale de ces tissus est leur faible densité, avec une disponibilité importante de surface de pleine terre, permettant dans certains cas une végétalisation et une arborisation de qualité (même si les jardins sont considérés [dans les documents de planification] comme des surfaces artificialisées). Aujourd’hui ces territoires sont aussi vus comme des réserves foncières propices à accueillir de nouveaux ménages. On a aussi dans ces quartiers des communautés plus locales. Mais les qualités de ces territoires sont encore à explorer et à exploiter. On a encore du mal à trouver un équilibre entre les stigmates et les qualités, sinon nous n’aurions pas ce débat aujourd’hui.

COMMENT PEUT-ON CONCILIER LA PRÉSERVATION DES QUALITÉS DU TISSU PAVILLONNAIRE, NOTAMMENT LA PLEINE TERRE ET LA PRÉSENCE D’ARBRES, AVEC LES LOGIQUES DE DENSIFICATION PAVILLONNAIRES ?

Dans les quartiers de maisons individuelles, chaque propriétaire agit sur sa parcelle et sur sa maison, selon son propre intérêt, au moment où il en a besoin. C’est le principe d’un quartier de maisons individuelles : chacun est maître chez soi et sur son terrain, c’est ce que garantit la propriété individuelle.

C’est aujourd’hui du ressort des politiques publiques de prendre cette question à bras-le-corps. Mais nous n’avons pas encore tous les outils pour remettre en question les mécanismes de densification à la parcelle de biens individuels occupés par leur propriétaire. On reste focalisé sur le “parcelle par parcelle” et on peine à développer des visions à l’échelle du quartier. Or c’est à cette échelle que l’on pourrait arriver à préserver les espaces libres, comme les cœurs d’îlots dans certains cas, mais pour cela il faut vraiment avoir une vision plus haute, à l’îlot voire au quartier. Surtout que le quartier est un site d’étude facilement identifiable grâce à sa morphologie urbaine, et pour lequel il serait intéressant d’avoir au moins un schéma directeur, qui pourrait mettre en évidence les éléments à préserver ou à développer, comme les corridors écologiques ou des parcours pour les mobilités douces, sans forcément contrarier les intérêts des propriétaires et les priver de leur propriété privée.

DANS VOTRE THÈSE, VOUS AVEZ CONSTRUIT PLUSIEURS SCÉNARIOS PROSPECTIFS D’ÉVOLUTION DES TISSUS PAVILLONNAIRES, POUVEZ-VOUS NOUS LES PRÉSENTER EN QUELQUES MOTS ?

La thèse a développé 5 scénarios prospectifs entre 2015 et 2050. On a d’abord un premier groupe avec les scénarios “Caducité” et “Exclusivité”, qui se basent sur une idée de poursuite du modèle actuel. Le scénario “Caducité” présente un quartier de maisons individuelles éloigné de tout, dans un secteur peu attractif, et qui a du mal à se renouveler. Dans le scénario “Exclusivité”, on est à l’inverse dans un endroit relativement attractif, avec une volonté des propriétaires de maintenir les valeurs de leur bien, et donc on suppose une augmentation des prix et une protection des terrains pour préserver la maison comme un bien d’exception.

Le scénario “Exclusivité” est surtout applicable à la Suisse, où la révision de la Loi sur l’aménagement du territoire tente de stopper l’étalement urbain, notamment en redimensionnant les zones à bâtir et en basculant les terrains constructibles non bâtis dans les franges du territoire urbanisé, attribués il y a plus de 15 ans, en zones agricoles. Donc progressivement cela va augmenter la pression sur les quartiers de maisons individuelles existants, car les nouveaux quartiers ne présentent pas les mêmes qualités, ils sont beaucoup plus denses et ne se composent plus de villas individuelles. Dans ce cadre-là, la maison devient un bien d’exception, notamment lorsqu’elle présente des vues (sur le lac, sur les Alpes, …). Dans ce scénario “Exclusivité”, on essaye donc de conserver au mieux ces qualités pour les prochaines années.

Le troisième scénario, “Opportunité”, repose sur une densification douce, parcelle par parcelle. Ce sont des mécanismes au coup par coup très courants actuellement, avec une large palette de projets (agrandir sa maison, construire en fond de parcelle, etc.).

Dans les deux derniers scénarios, on essaye de mettre en œuvre une vision à l’échelle du quartier. Le scénario “Urbanité” consiste en quelque sorte à re-répartir les droits à bâtir pour créer des logements collectifs dans le quartier. Ce scénario permet par exemple de reloger des personnes âgées à l’intérieur même de leur quartier, quand leur logement n’est plus adapté à leurs besoins. Les quartiers d’habitat pavillonnaire ont par ailleurs un foncier très fragmenté, ce qui les rend difficilement praticables pour les piétons, qui doivent parfois faire des détours importants pour aller d’un point à un autre. Rien qu’en ayant cette vue d’ensemble et en créant des sentes piétonnes, cela peut déjà changer la donne.

Le dernier scénario, “Mutualité”, est encore plus radical dans la transition. Dans ce scénario, on considère des maisons construites dans les années 70 ou 80, qui ne présentent pas de qualités particulières. Ainsi, si une maison n’a pas été rénovée au bout de 50 ans (ce qui correspond à la durée d’amortissement de son énergie grise, soit l’énergie mise en œuvre pour construire le bâtiment), on active un processus de démolition/reconstruction. Mais au lieu de reconstruire sur place, on réorganise progressivement le bâti avec des formes urbaines intermédiaires, en mutualisant les espaces verts de pleine terre. On cherche donc une meilleure intégration dans le paysage. Cette mutualisation permet de créer des jardins partagés, par exemple pour mieux organiser la production alimentaire sur place (car la gestion peut être collective), ou concevoir des lieux communautaires, ou encore des espaces de jeux pour enfants. Les scénarios “Urbanité” et “Mutualité” ont en commun la volonté de réintégrer les quartiers dans l’agglomération dans laquelle ils se trouvent.

 AVEC LE RECUL, AVEZ-VOUS L’IMPRESSION D’AVOIR ÉPUISÉ LES POSSIBLES ?

Pas vraiment, mais on parle de scénarios donc ce sont par définition des caricatures. Il peut exister des milliers de variations et de mélanges entre ces scénarios. Donc, oui, il y a sans doute une autre voie, mais je n’en n’ai pas forcément vu d’autre aussi nette que les cinq évoquées précédemment. Après, il y a évidemment “on rase tout et on fait beaucoup plus dense”, mais ce n’était pas du tout la solution que je souhaitais ! J’ai vraiment travaillé dans l’optique de faire avec ce que l’on a, en respectant le principe de la propriété individuelle qui est fondamental. Mon objectif était de travailler avec les qualités internes des quartiers, de conserver la même densité, tout en cherchant une réorganisation, doucement, et en accord avec les habitants.

POUR FAIRE ÉVOLUER CES TISSUS, QUELLE EST LA RESPONSABILITÉ DES DONNEURS D’ORDRES, DES PRENEURS DE DÉCISIONS ET GLOBALEMENT DES INSTITUTIONS TERRITORIALES AUJOURD’HUI ?

Ce qui est fondamental c’est d’avoir cette vision à l’échelle du quartier. Il faut donc trouver les outils pour le faire et c’est la question que je me pose encore aujourd’hui. Les schémas directeurs à l’échelle du quartier, les mécanismes de redistribution des droits à bâtir sont des solutions. Il nous faut trouver des manières de réglementer, tout en donnant de la flexibilité pour innover, sans être contraint de toujours travailler à la parcelle.

QUELLES SONT POUR VOUS LES ACTIONS À MENER EN PRIORITÉ ?

En priorité c’est la question de la performance énergétique qu’il faut régler. Les quartiers de grande périphérie des agglomérations, qui se sont développés dans la seconde moitié du 20ème siècle et qui sont très dépendants de l’automobile, sont généralement au bout de leur première phase d’occupation. On assiste donc à une transition entre des ménages qui s’en vont et d’autres qui s’installent, et cette phase s’accompagne de travaux pour adapter les logements. Et c’est dans ce moment charnière qu’il est important d’intervenir systématiquement pour encourager les travaux d’amélioration globale de l’enveloppe du bâtiment (murs, toiture, fenêtres, etc.), d’employer des systèmes de chauffage plus performants et utilisant des énergies renouvelables. Sans incitations publiques, ces travaux lourds risquent d’être fortement retardés. Un autre point qui me tient à cœur, et qui est difficile aussi à transmettre, c’est qu’avec le scénario “Opportunité”, de densification douce, les bâtiments et/ou les parcelles sont divisées et on a progressivement une fragmentation du foncier. Le risque, si ce mécanisme est développé dans tous les quartiers pavillonnaires, c’est que dans 30 ou 40 ans, on soit encore face à face, à se poser la même question qu’aujourd’hui : “qu’est-ce qu’on fait ?”. Car certes, on aura des quartiers plus denses, mais ils seront aussi beaucoup plus complexes à transformer, car les parcelles seront plus petites et les propriétaires plus nombreux. C’est une situation que l’on observe déjà dans les lotissements denses.

POUR CONCLURE, SELON VOUS, CE SERAIT QUOI, LE FUTUR HEUREUX ET DÉSIRABLE ?

Selon moi, les quartiers de maisons individuelles sont un élément de notre patrimoine, de notre héritage, c’est vraiment le tissu du 20ème siècle. C’est aussi un mode de vie plébiscité, recherché, et il serait dommage de le voir disparaître au nom de la densité. Il faut réussir à en préserver l’identité et le cadre de vie, qui sont aujourd’hui les deux points positifs de ces endroits là. Mais pour cela il faut réussir à développer réellement des quartiers de maisons individuelles, et pas simplement cette nappe dans laquelle on habite. Il faut donc intégrer ces quartiers au fonctionnement des communes, en y amenant des services, des activités et de la mixité.