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[1] Fédération nationale des associations de directeurs et directrices des affaires culturelles

Réencastrer la production culturelle dans les problématiques contemporaines ? – Entretien avec Vincent Guillon

Par Elodie Biétrix, Chargée d’études Massif central, Culture et réorientations écologiques - 29.09.2023

Entretien avec Vincent Guillon, codirecteur de l’Observatoire des Politiques Culturelles, professeur associé à Sciences Po Grenoble. Le 20 juillet 2023.

Au regard des nombreuses crises (climatique, démocratique…) que traverse notre société, le cadre et les modalités d’intervention des politiques culturelles, tant nationales que locales, se transforment. Ces dernières investissent par exemple plus fortement le numérique, se positionnent quant aux questions liées au genre, réfléchissent à la participation citoyenne. Ce bouleversement l’est de manière plus saisissante encore lorsqu’on envisage notre évolution dans l’anthropocène et l’adaptation nécessaire de nos activités et modes de faire à la transformation radicale de nos milieux de vie qui l’accompagnent. Comment les politiques culturelles se saisissent-elles de ce contexte ?

Pour être tout à fait sincère, encore assez timidement. Il y a sur ces sujets une forme d’inflation de discours alors que, comme souvent dans les politiques culturelles, il y a un écart entre le discours produit et la réalité de l’action publique ou l’intensité de sa transformation. On pourrait évoquer des espaces plus marginaux de recomposition, mais de façon générale, l’aggiornamento des politiques culturelles est loin d’être à l’œuvre ; c’est plutôt le statu quo qui prédomine sur ces questions de transition comme sur d’autres. On voit certaines organisations professionnelles rentrer dans ces questions de transition comme elles entrent dans celle des droits culturels ; en investissant fortement un sujet du point de vue du discours sans pour autant que les pratiques changent beaucoup. Je ne pense pas que les acteurs des politiques culturelles soient en réalité dans une posture extrêmement volontariste par rapport aux transformations très concrètes que ces multiples transitions impliquent. Ils ont cependant une facilité à produire du discours dessus. Ce qui est aussi une manière d’échapper un peu au réel.

C’est ce qu’on appelle classiquement le « sentier de dépendance », c’est-à-dire une forme de statu quo des comportements des acteurs et une difficulté à emprunter un chemin qui serait différent de celui qu’on a l’habitude de prendre. Cela se vérifie dans beaucoup de domaines d’actions publiques, mais la petite différence avec les politiques culturelles est que leurs acteurs sont très à l’aise pour produire du discours et du registre symbolique. Celle-ci peut donner l’impression d’une forme d’avant-garde au niveau des comportements, d’un certain concernement de la situation sans que cela modifie nécessairement de façon importante les manières d’agir. Les œuvres d’art continuent à être produites comme elles sont produites, les circulations et les mobilités des publics continuent à être envisagées comme elles le sont habituellement dans la majorité des cas… Là où les acteurs culturels sont les plus à l’aise, c’est pour investir une dimension plus symbolique qui ne fragilise pas forcément les habitudes.

En 2022, les assises de la Fnadac [1], dont l’Observatoire des Politiques Culturelles était partenaire, se sont réunies autour du thème « culture de la transition et transition culturelle ». Il y a tout de même un signal du côté des techniciens, une envie de se saisir de ce sujet ?

C’est un signal positif qui existe, bien qu’il ne faille, de nouveau, pas le surinterpréter. Dans notre enquête annuelle qui sera publiée cet automne sur les budgets et choix culturels des collectivités territoriales, nous avons tout un aspect du questionnaire relatif à la priorisation de l’action publique : en quels termes sont formulés les objectifs politiques priorisés par les exécutifs territoriaux en matière de culture ? Les problématiques des transitions et d’écologie n’apparaissent que très marginalement. Cependant, même si ces questions sont encore loin de structurer l’action publique culturelle, il est vrai qu’elles suscitent un intérêt grandissant, au moins à deux niveaux.

Le premier concerne un registre plutôt symbolique autour de la culture du vivant, impliquant un travail sur les imaginaires et les esthétiques de la transition. La limite de cette production symbolique est son audience et son impact sur les représentations qui semblent assez restreints si l’on considère l’espace social dans lequel circulent ces productions et ces discours. Par ailleurs, le message didactique prend parfois le pas sur l’originalité du langage artistique. Il y a certes des œuvres très convaincantes offrant une expérience esthétique et pas uniquement pédagogique ou idéologique. Mais si l’on parle de mouvement ou de scène artistique, c’est encore assez balbutiant.

Le second niveau consiste en une approche plus matérialiste impliquant un retour au réel. Au-delà de la production de symboles, le dérèglement climatique a une matérialité qui peut être traitée par tous les champs de production, y compris culturels et artistiques. Un certain nombre d’initiatives se structurent autour de critères écologiques, de décarbonation, de « basse consommation » énergétique, de mobilités des publics. On est ici dans une dimension plus matérialiste qui fait moins naître de désir, car la contrainte est forcément plus présente et immédiate.

Enfin, il existe des perspectives entre les deux niveaux, faisant appel au registre de la slow culture et qui portent une considération tant aux formes culturelles singulières qui émaneraient d’un ralentissement qu’aux conditions matérielles de ce ralentissement. Cet espace de jonction fait converger ces deux aspects, symbolique et matériel, sans en exclure un par rapport à l’autre. Le symbolique seul peut avoir des effets de masque sur la réalité matérielle et la façon dont les acteurs se comportent. Inversement, ne traiter le problème qu’à travers une conception matérialiste, c’est aussi ne prendre en compte que partiellement ce qui relève d’un problème culturel au sens large.

Cette aisance des acteurs culturels à produire du discours, de l’imaginaire… Ne pourrait-elle pas influencer des comportements ou des constructions de pensée ?

Je suis partagé sur ce problème des représentations. L’idée que la crise écologique soit également une crise de nos représentations et de notre sensibilité au vivant, et qu’il faille retravailler nos imaginaires pour être un peu moins « limités » dans la gamme de nos émotions, de nos affects ; de telle façon à ce qu’on soit plus sensible à un certain nombre d’autres considérations que nos sociétés modernes n’ont pas priorisées. Ce discours propose de travailler la production culturelle en la réencastrant dans des problématiques contemporaines qui sont celles des défis de notre époque. Je suis convaincu qu’il y a là un horizon à investir.

Cependant, là où je suis plus ambivalent, c’est que cette production symbolique ou discursive concerne une avant-garde intellectuelle ou artistique qui a peu de chances d’avoir un effet massif sur les imaginaires, c’est-à-dire un effet de renversement et de bascule qui prenne place dans les batailles culturelles qui structurent nos représentations et nos perceptions. Il ne faudrait pas surestimer l’impact que peuvent avoir ces nouvelles esthétiques « écopolitiques » sur les comportements et les manières de voir le monde. Par contre, la question se pose sans doute avec plus d’ampleur au niveau des cultures populaires, des industries culturelles et des média sociaux-numériques comme le suggère un récent rapport de l’ADEME. 

Ce discours de la recomposition culturelle nécessaire à la réorientation écologique des territoires semble répondre d’un certain modèle socio-économique. Peut-il avoir un impact sur les modes de gouvernance interurbaine ou sur l’émergence de nouveaux paradigmes ?

Les 30 dernières années nous montrent que des encastrements territoriaux s’opèrent entre les politiques culturelles, le champ de la production culturelle et celui de la gouvernance urbaine. Ces encastrements ont jusqu’ici plutôt pris le pli de modèles de développement structurés autour de questions d’attractivité et de compétitivité afin de conquérir une position favorable dans la mondialisation et la concurrence entre les territoires. La culture a éminemment participé au travers notamment de formes événementielles et d’architectures d’équipements spectaculaires, à cette grammaire métropolitaine du développement culturel. Les Capitales européennes de la culture sont par exemple un véhicule de diffusion de ce modèle métropolisé des politiques culturelles qui s’accompagne de modes de gouvernance urbaine qui ne sont pas uniquement des gouvernances sectorielles. Si on considère ce précédent, rien n’empêche d’envisager que d’autres modèles de développement métropolitain ou territorial, axés sur les transitions, trouvent également leur propre grammaire culturelle et produisent d’autres modes de gouvernance territoriale, d’autres agencements d’acteurs, d’autres formes architecturales et événementielles, d’autres langages artistiques que ceux de la métropolisation culturelle ou de la ville créative…

De ce point de vue, on est dans un moment très liminaire et je serais bien incapable de vous indiquer des métropoles où l’on trouve des « modèles culturels des transitions » donnant lieu à une organisation spécifique de la gouvernance culturelle territoriale. Nous sommes là dans des projections qui relèvent de la prospective. Tant mieux, il en faut. Mais je ne crois pas qu’on puisse illustrer aujourd’hui des modes de gouvernance territoriale qui seraient issus ou à l’origine d’une nouvelle conception du fait culturel à l’échelle métropolitaine autour des problématiques de transitions. C’est donc un horizon stimulant.

Ensuite, la circulation des références, des expériences, des discours, a toujours un effet d’entraînement. On le voit dans la manière dont les modèles de développement métropolitain par la culture se sont propagés par effet de mimétisme à l’échelle nationale ou internationale : on cite souvent les cas de Bilbao ou de Nantes. Il n’y a pas de raison que ces effets de mimétisme ne se reproduisent pas pour d’autres modèles culturels qui viseraient d’autres types d’objectifs politiques et territoriaux : par exemple autour des questions de transitions écologique, numérique ou démocratique. Mais encore faut-il au préalable que ces expériences émergent pour ensuite produire de la normativité.