Pas d’adaptation locale au changement global sans coopération ni expérimentation interterritoriale: la raison d’être d’une agence d’urbanisme
1. Bien Habiter localement dans un monde de plus en plus instable et incertain
L’Agence d’urbanisme de Clermont agit dans un contexte de profondes transformations. Si la situation n’a rien d’original — elle affecte les espaces de vie et les milieux de la planète entière — elle oblige néanmoins, à chaque échelle locale, à se mobiliser pour y faire face. Engager ce que nous appelons aujourd’hui des “transitions” requiert d’affronter collectivement une série d’instabilités structurelles qui redéfinissent nos cadres d’analyse et d’intervention. Ces instabilités ne se limitent pas aux dimensions climatiques ou environnementales, ni à celles en cours d’explosions économiques et géopolitiques. Elles concernent tout autant les équilibres sociaux et politiques que les représentations et les affects. En un mot, toutes les relations qui conditionnent nos conditions, et possibilités, de cohabitation dans nos territoires de vie.
Cette instabilité généralisée prend donc plusieurs formes, qui ne se juxtaposent pas, mais s’entrelacent et se cumulent. Elle est d’abord écologique et spatiale : les environnements de vie se modifient rapidement, parfois irréversiblement, remettant en question l’habitabilité même de certains territoires. Ces transformations affectent nos manières de voir et de penser, produisant une instabilité cognitive et symbolique : les repères collectifs s’effacent, les récits hérités vacillent, les finalités de l’action publique se brouillent. Comme le souligne Donna Haraway, ce n’est pas seulement le monde qui devient trouble, mais nos cadres d’analyse eux-mêmes. Cette perte de lisibilité s’accompagne d’une instabilité politique et sociale : les tensions s’aiguisent, les inégalités se creusent, les usages du territoire se confrontent, les formes de coopération se fragilisent. Là où l’on pensait que la rareté favoriserait les rapprochements — la « sobriété » foncière dans le cadre du ZAN en est emblématique — on observe au contraire un repli sur soi qui accentue encore les vulnérabilités.
Au cœur de ces déséquilibres, une instabilité sensible et affective se manifeste : sentiment d’impuissance, peurs diffuses, mais aussi perte d’attachements ordinaires — ces liens discrets, quotidiens, souvent invisibles, qui faisaient tenir ensemble les lieux, les personnes et les usages. Il est peu de dire que ces instabilités produisent du trouble. Elles bousculent les cadres établis, mais elles ouvrent aussi des possibles. Encore faut-il savoir les entendre, les formuler, les travailler. C’est précisément là que réside le rôle d’une agence comme la nôtre : ne pas contourner l’incertitude, mais en faire le point de départ d’une modalité d’accompagnement de l’action publique lucide, située, partagée.
2. Les nouvelles conditions d’exercice des métiers de l’urbanisme et de l’aménagement
Ces mutations n’affectent pas seulement les territoires. Elles transforment en profondeur les conditions mêmes d’exercice du métier d’urbaniste et d’aménageur. Elles obligent à repenser les savoirs, les postures, les modes de faire, les « expertises », les conditions mêmes d’intervention.
Épistémologiquement d’abord : les connaissances disponibles ne suffisent plus à appréhender la complexité et l’instabilité actuelles. Les savoirs sont hétérogènes, situés, parfois contradictoires. Il ne s’agit plus de produire une vérité stabilisée, mais de rendre visible et créative la diversité des perspectives. Il s’agit aussi d’être en mesure de mobiliser une multiplicité d’expertises — scientifiques, pratiques, d’usage — qu’aucune structure seule n’est aujourd’hui capable d’intégrer. Le recours au partenariat est devenu aussi indispensable que difficile à mettre en œuvre, dans un monde optimisé, où le temps manque à chaque institution pour prendre du recul, se questionner et a fortiori coopérer. Dans un monde qui a érigé la compétition et le marché en modèle, la coopération qui suppose confiance et don/contre don peine à exister.
Déontologiquement ensuite : il faut assumer une posture plus modeste, plus réflexive, plus attentive aux asymétries de pouvoir et aux inégalités d’accès à l’expression, à la diversité composant les communautés territoriales. Le mythe du grand récit et du sauveur a la vie dure. Il ne s’agit plus seulement de s’inscrire dans une vérité unique surplombante et héroïque, de la traduire et de l’appliquer, mais d’écouter, de relier, de partager, de faire converger une multitude de petits récits performatifs, d’alliance en actes autant qu’en mots. Là encore, la modernité et son productivisme effréné deviennent un frein malgré les promesses numériques. Face à l’injonction de faire mieux avec moins — moins de temps, moins de ressources, moins de distance, moins de bienveillance — quelle posture inventer localement et collectivement pour préserver un espace de travail plus ouvert, assurément plus créatif, et moins “productif” au sens court-termiste de la modernité tardive?
Mais la transformation est aussi très concrète. Elle est fondamentalement pratique. Elle appelle un renouvellement des formes d’intervention : sortir des logiques de commande, éviter les réponses standardisées, assumer des démarches longues, progressives, inscrites dans la durée et la proximité. Moins les plans définitifs que des processus continus, itératifs et intégrateurs. Car coconstruire, coproduire, collaborer, cohabiter ne relève pas du seul discours managérial et politiquement correct, ni du marketing vert. Ce sont des investissements à part entière – et non du fonctionnement auquel on les ravale dans nos logiques comptables courantes – pour se donner collectivement la capacité de faire face. Ce travail demande du temps, de la présence, de la confiance, une attention soutenue aux contextes, aux dynamiques locales, à ce que lie davantage qu’à ce qui délie.
Cette transformation du métier affecte évidemment les professionnels eux-mêmes. Les équipes de l’Agence sont traversées par les mêmes incertitudes que les acteurs qu’elles accompagnent. Elles doivent elles aussi ajuster leurs compétences, leurs méthodes, leur rapport à la légitimité tout en s’interrogeant sur leur avenir et les craintes qui l’accompagnent, comme professionnels et habitants. Cela suppose une organisation qui autorise le tâtonnement, le droit à l’erreur, la transversalité en même temps qu’elle donne sens au travail effectué. Une organisation qui reconnaît que la fabrique urbaine et territoriale dans ce monde instable est, en interne à l’agence comme en externe avec les adhérents et partenaires, un apprentissage collectif, et non une capacité à répondre mécaniquement à des commandes, elles-mêmes souvent dictées par des obligations réglementaires vécues comme des contraintes inutiles et coûteuses.
3. Non plus aménager et urbaniser, mais inventer une politique culturelle de l’habiter
Accompagner les territoires dans ce contexte ne peut se réduire à une ingénierie de commande et d’automatismes. Il s’agit d’un travail culturel au sens fort, créatif : un travail qui porte attention aux formes de vie, aux manières d’habiter, aux attachements, aux représentations, aux imaginaires. Un travail qui accepte de sortir de la seule logique d’instrumentation quantitative et de performance technique, trop souvent dominante dans nos métiers.
Accompagner, ce n’est pas seulement produire de la méthode au sens courant du terme. Cette fameuse méthode que l’on apprend à l’université, qui se transmet d’experts à apprentis, et qu’il s’agirait d’appliquer rigoureusement ensuite sans réflexivité. C’est avant tout produire du sens — direction et signification comprises. C’est à cette condition que l’adaptation peut devenir concrète, partagée, démocratiquement engageante. L’Agence de Clermont s’inscrit résolument dans cette voie malgré ses moyens réduits. Elle contribue, à son humble niveau donc, à l’élaboration de ce que pourraient devenir des politiques culturelles de l’habiter, en rendant visibles et intégrant pleinement les dimensions sensibles, symboliques, sociales constitutives de nos manières de vivre les territoires.
Cela suppose aussi de mobiliser, aux côtés des savoirs techniques et scientifiques, des savoirs artistiques et artisanaux. Non pour illustrer ou enjoliver les démarches, mais pour ouvrir d’autres registres de perception, d’enquête, de partage. C’est par ces frottements que se construit une lecture plus fine, plus incarnée des transformations à l’œuvre. Ce travail ne relève pas d’un modèle sur étagère, mais d’un bricolage — au sens anthropologique du terme. Il s’agit de faire avec ce que l’on a, d’assembler, de détourner, de composer, dans une logique de réinvention pragmatique et située. C’est ainsi que l’on peut construire, dans l’instabilité même, le trouble, de nouvelles formes d’habiter.
4. Façonner une communauté apprenante de l’adaptation par la coopération interterritoriale
La coopération n’est pas un supplément. Elle n’est pas une méthode parmi d’autres. Elle est structurellement nécessaire, car l’adaptation ne peut se concevoir qu’à plusieurs. Elle ne prend sens qu’à l’échelle interterritoriale et suppose une solidarité active entre acteurs, institutions et territoires. Ce que l’Agence cherche à nourrir, ce n’est pas seulement une mutualisation d’études ou un alignement de diagnostics. C’est la constitution progressive d’une communauté apprenantes d’acteurs, créative, expérimentale. Une communauté qui accepte les désaccords, les tensions, les conflits d’usage. Qui sait que ceux-ci ne sont pas des anomalies, mais des révélateurs à travailler collectivement pour les transformer en leviers.
Ces désaccords sont rarement de nature exclusivement idéologiques, surtout localement. Quelle place d’ailleurs restera-t-il à l’idéologie quand la vulnérabilité de nos milieux de vie imposera, sous contrainte environnementale, des arbitrages si l’on tarde à s’adapter pourrait devenir autrement plus radicaux ? Les considérer comme des constructions purement rationnelles serait donc une erreur : ils renvoient à des vécus, des affects, des vécus, des liens subtils. Ils traduisent le poids de l’histoire, des représentations, des formes d’impuissance. C’est en tant que tels qu’Ils doivent être abordés frontalement – au risque sinon de devenir des blocages insurmontables — mais dans un cadre sécurisant, ouvert, respectueux. Cela peut paraître aventureux de se lancer dans tels dévoilements, mais c’est l’effort et le risque nécessaires à l’installation d’un dialogue, d’une production collective qui donne sa force au pragmatisme local si nécessaire.
La méthode partenariale est ici un levier décisif : elle permet de construire du commun sans effacer les différences, de réguler sans imposer, de faire alliance sans nier les tensions. Elle permet de retrouver des ressorts d’action, non en s’accrochant aux anciens conforts, mais en retrouvant du sens — et peut-être une forme de réconfort — y compris dans et par l’engagement collectif.
5. La coopération interterritoriale : une nécessité pour les territoires et une raison d’être des agences à affirmer avec les nouveaux exécutifs
Les transitions demandent du temps. Mais elles se déploient dans un contexte politique rythmé par des cycles courts. Les élections municipales de 2026 constitueront un moment charnière. D’ici là, beaucoup de dynamiques risquent de ralentir, de se figer, de se replier sur l’existant. Ce n’est pas une anomalie. C’est une caractéristique structurelle des rythmes démocratiques.
C’est pourquoi l’agence prend dès aujourd’hui rendez-vous avec l’après. Elle engage, avec ses adhérents, une réflexion sur sa propre gouvernance, qui viendra conclure le projet stratégique en cours. Cette réflexion ne vise pas simplement à redéfinir les équilibres internes, à les simplifier pour favoriser le fonctionnement de ces instances, définies il y a plus d’un quart de siècle maintenant. Elle doit contribuer à structurer à court terme une nouvelle dynamique partenariale centrée sur l’adaptation territoriale, à la hauteur des enjeux qui s’imposent à nous.
La future gouvernance devra renforcer la capacité de l’Agence à coopérer, à relier, à porter dans la durée des démarches ouvertes, transversales, structurantes — donc à agir avec ses adhérents et partenaires. Ce processus doit permettre, dès l’installation des nouveaux exécutifs, de relancer un projet ambitieux, adapté à la situation du monde, et fidèle à la vocation des agences d’urbanisme en général, à celle de Clermont Massif central en particulier.