La revue

L’économie désirable selon Pierre VELTZ: Sortir du monde thermo-fossile

Par Christel Estragnat, Chargée d'études Economie territoriale - 06.06.2023

Prolongement de La Société hyper-industrielle (2017) qui dressait les contours d’un nouveau capitalisme productif et prélude de son dernier ouvrage Bifurcations (2022) qui pose l’écologie en axiome de la réinvention de la société industrielle, L’économie désirable soumet quatre postulats autour desquels s’articulent 6 chapitres :  Efficacité – Sobriété(s) – Une économie humano-centrée – Le salut par le local ? – Proximités et interdépendances –  Fiscalité, finance et technologie.

FACE À L’URGENCE ÉCOLOGIQUE, LA NÉCESSITÉ D’UNE NOUVELLE GRAMMAIRE PRODUCTIVE

Le premier postulat est celui de l’urgence de la situation obligeant à composer avec le monde actuel et à bâtir des trajectoires plurielles de société. Le deuxième est que des marges de manœuvre existent dans l’économie réelle et rendent possible le renouvellement des modèles de développement, comme le passage à une économie des usages et des expériences ou de l’accès. Le troisième est qu’il est en revanche nécessaire d’offrir une perspective mobilisatrice positive afin de donner à voir une économie désirable. Le quatrième souligne que l’accélération de la transition n’est pas une affaire de moyens et de volonté politique, mais une question de méthodes et de boussole pour déclencher et structurer des projets et de nouvelles infrastructures permettant la transition. Cela induit deux grands chantiers : celui des formes étatiques renouvelées pour piloter le changement de paradigme et celui de nouveaux partages du pouvoir, auprès des individus et dans les entreprises pour l’expression de la créativité.

L’INDUSTRIE AU CŒUR DES ENJEUX DE TRANSITIONS

Contrairement à l’image souvent véhiculée d’une société de services devenue post-industrielle, notre société est hyper-industrielle pour trois raisons. Le secteur industriel, au-delà de ses emplois directs, entraîne le reste de l’économie en concentrant des îlots de forte productivité. La distinction entre industrie et services est devenue artificielle au regard de leur imbrication et de la convergence des méthodes ou modèles économiques (ex : économie de l’accès versus. de propriété). Enfin, les activités de services ne peuvent se passer d’une trame matérielle lourde, comme le prouve la dépendance du secteur numérique à la transformation des métaux et terres rares (cuivre, lithium, néodyme…) par exemple, ou simplement l’utilisation de ressources communes pour leurs infrastructures (béton, acier, polymères…).Comment faire évoluer les modes de production et de consommation dans un temps suffisamment court pour pallier le désastre écologique ? Les réponses apportées relèvent d’une part de l’efficacité sur le versant de l’offre (meilleure conception des produits, limitation des chutes et des pertes de matière, recyclage et réutilisation, recherche de matériaux de substitution), d’autre part de la sobriété du côté de la demande, afin que la hausse de la consommation ne vienne pas annihiler les gains en matière d’efficacité. La solution réside tant dans une sobriété d’usage passant par la transformation des modes de vie et de consommation, que dans une sobriété de conception, c’est-à-dire des produits plus simples adaptés à leurs fonctions sans sophistication inutile.

RÉORIENTER LES INVESTISSEMENTS ET LES MODÈLES DE DÉVELOPPEMENT VERS UNE ÉCONOMIE CENTRÉE SUR L’HUMAIN

Davantage que la décarbonation des activités existantes ou la recherche des technologies clés du futur, l’enjeu, selon Pierre Veltz, réside dans la construction d’une vision d’ensemble, d’un projet de société mobilisateur et positif. Cela pourrait passer par une économie consacrant la centralité de l’individu et le développement de ses capacités. Cette économie organisée autour de domaines essentiels comme la santé, l’alimentation, l’éducation, la mobilité, la culture, le divertissement et la sécurité comporterait une dimension collective et coopérative forte, susceptible de rassembler autour de perspectives fédératrices. C’est également une économie plus écologique, limitant son empreinte carbone, par une organisation autour de services réciproques et localisés. Mais elle peut aussi devenir le terreau d’une société dominée par des impératifs hédonistes d’épanouissement de soi au lieu de densifier les liens interpersonnels. C’est ce qu’illustre, dans le domaine de la culture, la différence entre la conquête du temps de cerveau disponible par le divertissement et la construction d’individus instruits et responsables.

L’ÉCOLOGIE COMME LANGAGE PRIVILÉGIÉ DU RETOUR À LA PROXIMITÉ

L’avènement d’une économie du lien va de pair avec une dimension territoriale. L’échelle de la proximité dans ses différentes mailles (plus ou moins locales) constitue le référentiel le plus pertinent pour concevoir et exploiter les solutions nouvelles adaptées aux contextes locaux. La question de la relocalisation de l’industrie est moins celle de la relocalisation d’entreprises ayant quitté le territoire que celle de la maîtrise de grandes chaînes de valeur mondialisées, qui ont redistribué les activités à l’échelle internationale, en connectant une pluralité de sites. Cette globalisation s’appuie sur l’externalisation des émissions de gaz à effet de serre et des pollutions vers les pays les moins regardants. Selon Pierre Veltz, il faut favoriser la réimplantation d’usines, mais surtout développer de nouvelles activités en réinventant une base productive, sans sous-estimer les interdépendances internationales à la fois industrielles et technologiques, scientifiques, culturelles et humaines. Les sociétés reposent sur un tissage serré de contrats de solidarité dont l’échelle devrait être élargie, à minima à l’échelle européenne.

L’INCAPACITÉ DES GRANDES VOIES MACROSOCIALES À CONDUIRE LE CHANGEMENT

Le localisme ne suffisant pas, des transformations structurelles s’imposent. Les réglementations et les normes s’avèrent alors essentielles, comme le montre l’exemple de la décarbonation du secteur automobile. Mais trois pistes, reposant toutes sur les règles du jeu des marchés financiers, reviennent régulièrement dans la bouche des économistes : la fiscalité environnementale, le verdissement de l’investissement et de la finance, les « green techs » et l’innovation par les start-up. Pourtant, selon Pierre Veltz, aucune n’est en mesure de conduire à un changement de paradigme qui nécessite des projets concrets, des solutions de substitution et une feuille de route globale. L’exemple de la taxe carbone et de ses nombreux obstacles souligne que la durée de mise en place de telles mesures (quand elles sont réellement mises en place) est largement incompatible avec l’urgence des défis à relever. Le désinvestissement dans les secteurs thermo-fossiles et le fichage des investissements anti-écologiques sont en marche et pourraient menacer les grandes industries fossiles. Mais ces démarches ont pour l’heure un impact insignifiant. La finance écologique reste marginale, notamment en raison de rendements jugés insuffisants par les investisseurs et de l’absence de cadrage pérenne par les Etats. Quant à l’innovation technologique, elle n’est possible sans investissements publics massifs.

CONCLUSION : L’ETAT ET LA BIFURCATION ÉCOLOGIQUE

Comme dans tous les changements de paradigmes précédents, ce sont aux Etats de reprendre la main pour embarquer les économies et les sociétés. Il ne s’agirait pas d’autre chose que des grands objectifs nationaux tels que la conservation de l’emploi ou la compétitivité relative pour saisir les ressources et leviers qui leur sont propres : développer des programmes de recherche publics, fixer des perspectives stratégiques, mettre en place les grandes infrastructures physiques et normatives et veiller à l’équilibre entre objectifs sociaux et économiques tout comme à l’accompagnement social des mutations. Mais cela signifie aussi se permettre de revenir à un cadrage de type « planification », sous la forme d’un Etat pilote offrant la capacité aux communautés locales et professionnelles de déployer leur créativité et leurs compétences au service de la bifurcation écologique. Reste à intégrer cette dernière dans une transformation globale des économies et des sociétés.

Les industriels, forts de leur expérience dans l’optimisation des ressources, constituent de réels atouts. Aucune transition ne sera néanmoins jugée socialement acceptable si elle ne s’accompagne pas d’une réduction des inégalités pour laquelle la redistribution s’avère insuffisante. La bifurcation écologique demande de s’attaquer à la dissociation entre rentes et contributions productives, par des cadrages publics vigoureux, afin de permettre des débouchés dans l’économie réelle et non dans la hausse artificielle du prix des actifs financiers ou immobiliers.

Les organisations économiques doivent subir de profonds et rapides changements pour faire face au défi écologique, et les pistes de solutions, nécessairement multiples, seront d’abord expérimentales. Par leurs travaux d’observation et de prospective stratégique ancrés dans le local, les agences d’urbanisme s’attachent à appréhender les trajectoires de changement d’une économie de plus en plus territorialisée et les nouvelles solidarités qu’elles engendrent.