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[1] https://www.acclimaterra.fr/

[2] https://opcc-ctp.org/fr

[3] Le Schéma d’Aménagement et de Gestion des Eaux (SAGE) est un outil de planification qui permet de guider les décisions des acteurs du territoire concernant l’eau à l’échelle des sous-bassins hydrographiques.

[4] https://www.pacte-grenoble.fr/fr/pierre-alexandre-metral

[5] https://www.ccomptes.fr/fr/publications/les-stations-de-montagne-face-au-changement-climatique

« Ne pas renoncer au tourisme, mais fonder le tourisme sur autre chose, c’est certainement la voie qu’il faudrait suivre.” – Entretien avec Sylvie Clarimont

Par Julia Angeletti, chargée d'études urbanisme et transitions environnementales - 29.08.2024

Entretien avec Sylvie Clarimont, professeur des universités en géographie à l’université de Pau et des Pays de l’Adour, ancienne élève de l’École Normale Supérieure de Fontenay-Saint Cloud, responsable du Master Tourisme parcours Loisirs, Tourisme et Développement Territorial, et rattachée au laboratoire TREE (Transitions énergétiques et environnementales).

De 2018 à 2022, Sylvie Clarimont a porté le programme « Tourisme, eau et changement climatique en Nouvelle-Aquitaine (EauTour) », financé par la Région Nouvelle Aquitaine, visant à analyser les conditions d’émergence et de mise en œuvre de politiques d’adaptation au changement climatique, respectueuses de la ressource en eau et des milieux aquatiques et capables d’accompagner la transition vers des territoires touristiques durables et résilients. Dans la continuité de ce programme, Sylvie Clarimont vient de démarrer un nouveau programme de recherche « Investir les plans d’eau pour la transition écologique des loisirs et du tourisme en Nouvelle-Aquitaine (ILEAUT-NA) », cofinancé par la Région Nouvelle Aquitaine et la communauté d’agglomération Pau – Béarn – Pyrénées.

Cet entretien a été sollicité pour apporter des éclairages sur des missions conduites par l’agence d’urbanisme, portant sur les usages touristiques des lacs et rivières dans un contexte de changement climatique. Ainsi, les trois lacs de la communauté de communes Thiers Dore et Montagne et la rivière Allier, qui irrigue le territoire du pôle métropolitain Clermont Vichy Auvergne, font l’objet de deux missions distinctes, qui ont pour même objectif de croiser les regards d’experts, de professionnels du tourisme et d’élus, pour apporter des réponses tant aux attentes des clientèles touristiques qu’aux besoins des habitants du territoire.

Les propos de cet entretien ont été recueillis le 19 février 2024 par Julia Angeletti, chargée d’études urbanisme et transitions environnementales et Anaïs Burias Moreira, chargée d’études économie et tourisme.

Vos travaux, en lien notamment avec le partage des eaux, vous amènent à porter un regard à la fois analytique et critique sur les difficultés de mise en pratique des politiques publiques de tourisme durable, des concurrences entre usages et des tensions entre régions. Quels sont selon vous les principaux défis du tourisme face au changement climatique ?

Le premier défi n’est-il pas celui de la connaissance et de la reconnaissance des enjeux environnementaux associés au tourisme ? Les professionnels pâtissent d’un manque de formation, voire de sensibilisation, sur ces enjeux. Je suis responsable d’un Master en tourisme, pour lequel je dispense des cours sur les interactions entre tourisme et environnement, et j’éprouve toujours des difficultés à intéresser les étudiants aux questions environnementales, eux qui viennent généralement d’une formation en tourisme très orientée marketing, promotion, communication. C’est certainement cette logique entrepreneuriale, qui prévaut dans les formations en tourisme, qu’il faudrait ajuster dès l’amont. Les professionnels du tourisme doivent prendre conscience de l’ampleur du changement et du fait qu’aucun territoire ne sera épargné. La France se réchauffe plus rapidement que le reste du globe, mais malgré tout, certains professionnels ou élus pensent encore que nous serons épargnés. Dans les Pyrénées, comme dans le Massif central, prévaut l’image d’un territoire « château d’eau », et même si les acteurs locaux ne nient pas le changement climatique, je constate une mise à distance géographique du changement climatique : « le changement climatique c’est pour la frange méditerranéenne », « le changement climatique c’est pour le versant sud des Pyrénées, mais ce n’est pas pour nous », ainsi qu’une mise à distance temporelle : « le changement climatique, ça sera peut-être dans 100 ans, mais pas pour maintenant ». Les prévisions sont alarmantes, nous avons des éléments de connaissance en Nouvelle-Aquitaine, avec l’association AcclimaTerra [1] et l’Observatoire Pyrénéen du Changement Climatique [2], et pourtant certains élus sont encore dans le déni.

Le deuxième défi, c’est de mettre en œuvre des stratégies territoriales qui combinent des actions d’atténuation, notamment de réduction des émissions de gaz à effet de serre, à des actions d’adaptation. Mais une adaptation qui consiste « à faire avec », et non pas à vouloir « faire contre » le changement climatique. On constate aujourd’hui de nombreuses actions de pseudo-adaptation, je dirais même de mal-adaptation, qui consistent à vouloir aller contre et à s’obstiner malgré tout : s’acharner à produire de la neige de culture alors que les températures annoncées sont positives, envisager de stocker la neige dans des puits à neige… Cela relève très clairement de la non-adaptation. S’adapter au changement climatique, c’est aussi l’accepter et prendre notamment conscience que nous aurons sans doute de moins en moins d’eau, de moins en moins de neige et qu’il faudra faire avec.

 Selon vous, les intérêts économiques locaux (tourisme notamment) sont-ils compatibles avec la protection des milieux aquatiques ?

Les logiques économiques l’emportent encore trop souvent sur les logiques de préservation de la ressource en eau, alors que, pourtant, on sait qu’elle est vulnérable, on sait qu’elle est fragile. On a des éléments d’actualité qui montrent cela. Je prends pour exemple la suspension du plan Ecophyto3 – alors que les plans précédents étaient loin d’avoir atteint leurs objectifs -, la révélation du scandale du traitement illégal des eaux minérales ou encore l’aménagement de terrains de golf dans des secteurs qui n’ont pas connu de pluies significatives depuis deux ans comme les Pyrénées-Orientales. Je n’explique pas qu’on puisse s’obstiner à défendre les intérêts économiques quand une ressource aussi vitale que la ressource en eau, est en jeu. Plusieurs éléments peuvent expliquer cela. La marchandisation de la nature tout d’abord. La notion de service écosystémique est en quelque sorte révélatrice de cette entrée de la nature dans la sphère marchande. On reconnaît que la nature nous rend des services, et que l’on a besoin d’elle, mais on cherche à en faire une évaluation monétaire.

Aujourd’hui, on considère par ailleurs que « tout est compensable », donc si on détruit les hectares de forêt quelque part on pourra le compenser par le reboisement de nouveaux hectares de forêt ailleurs, comme si tous les espaces naturels se valaient, dans une relation d’équivalence. Cette logique compensatoire peut certainement expliquer ce primat de l’économie par rapport à la nature.

Enfin, l’eau devrait réellement être reconnue comme un bien commun, et sa préservation relever de l’intérêt général, pour primer sur des intérêts particuliers ou sectoriels. Dans les faits, il est complexe de considérer l’eau comme « patrimoine commun de la nation », même si la loi sur l’eau de 1992 la définit comme telle. C’est un bien commun qu’il faut épargner, préserver à tout prix. Quoi qu’il en soit, c’est une question complexe.

Selon quelles modalités concilier aménagement, développement et préservation des sites ? Faut-il activer des leviers spécifiques et lesquels, le cas échéant ?

En premier lieu, pour réellement protéger la ressource en eau, ne faudrait-il pas envisager la maîtrise foncière publique comme condition sine qua non ? Autour des lacs et rivières, avec un parcellaire morcelé et majoritairement privé, la maîtrise foncière demeure complexe et onéreuse. Mais autour des plans d’eau de taille modeste, une maîtrise foncière publique peut être envisagée pour s’assurer que les usages agricoles ou économiques ne portent pas préjudice à la qualité de la ressource. Les périmètres de protection de captage d’alimentation en eau potable sont un bon exemple de maîtrise foncière publique adoptée par certains syndicats pour éviter la contamination de la ressource.

Ensuite, au-delà des indispensables actions de sensibilisation et d’éducation des usagers, la régulation des flux de fréquentation peut être un levier à activer. Certains lacs pyrénéens sont extrêmement fréquentés en période estivale, avec des comportements inadaptés : de la baignade… avec crème solaire, des dépôts sauvages de déchets et des rives de lacs qui deviennent des plages, à 1800 ou 2000 mètres d’altitude. Dans ces espaces fragiles, la régulation de la fréquentation, et des nuisances engendrées, peut se faire par une meilleure maîtrise de l’accès, des restrictions de stationnement et une limitation des activités de loisirs motorisées. Sur le site protégé des lacs d’Ayous, en vallée d’Ossau, la Communauté de communes et la Commission syndicale qui gère les estives ont mis en place des mesures assez drastiques de régulation des flux (contrôle strict et limitation du stationnement avec interdiction des camping-cars la nuit, tarification du stationnement, sensibilisation) qui semblent porter leurs fruits et on ne retrouve plus les dérives constatées les années précédentes. Cependant, si l’accès côté français est régulé, côté espagnol, il y a une promotion de ces lacs avec une dérégulation totale de la fréquentation. Ce levier de régulation des flux en espace naturel ouvert n’est pas facile à mettre en œuvre, dans le cas des lacs d’Ayous, il y a eu une dizaine ou une douzaine d’années de réflexion, de tâtonnements, d’échecs, avant d’arriver à une solution.

Mais en zone urbaine, comment réguler quand s’exprime une demande sociale très forte pour des espaces de fraîcheur en libre d’accès ? Et comment concilier aménagement, développement et préservation des sites ? Il y a un exemple que je trouve très intéressant à côté de Pau : une ancienne gravière, le lac d’Aressy, est devenue à la fois un espace de préservation des milieux naturels et un espace de loisirs ouvert à la population paloise qui apprécie ce lieu aux usages beaucoup plus libres qu’en piscine publique. Mais se pose aujourd’hui la question de la régulation de l’accès et de la sensibilisation du public dans cet espace très fréquenté. L’agglomération réfléchit à créer un zonage, une séparation fonctionnelle de l’espace, avec une zone de quiétude pour les oiseaux et l’ensemble de la faune sauvage qui ont commencé à s’y implanter, et une zone ouverte à la fréquentation. Comment fait-on pour interdire l’accès à une partie du lac ? On met des barrières, des clôtures ? Si on cesse d’entretenir les sentiers, il y aura des cheminements sauvages…Cela renvoie à des questions de justice sociale, de réduction des inégalités sociales d’accès à la nature, avec un public qui fait partie de ces 35% de personnes qui n’ont pas accès aux vacances.

Face au changement climatique et notamment aux vagues de chaleur estivales, dans quelle mesure les fleuves et les lacs constituent-ils des atouts, tant pour la vie locale et le besoin de fraîcheur que pour la dynamique touristique et la clientèle qui s’y rapporte ?

Il faut certainement distinguer deux types d’espaces. D’un côté, les espaces urbains, que l’on vient d’évoquer, avec une demande sociale très forte pour des espaces de fraîcheur, des espaces aquatiques, facilement accessibles, qui permettent de se rafraîchir l’été quand il fait très chaud. Dans l’agglomération paloise, le lac d’Aressy et les berges du gave de Pau jouent pleinement ce rôle, même si la baignade y est interdite. Les eaux dormantes, les eaux courantes, sont des alternatives aux piscines publiques, souvent prises d’assaut, parfois fermées, et dont le prix peut être aussi dissuasif. En zones rurales, loin de pôles urbains importants, on est dans une situation un peu différente. Je pense aux territoires ruraux qui ont parfois construit leur développement touristique autour de la présence d’un lac, d’un plan d’eau artificiel. Dans les années 1960, 1970 et même 1980, il y a eu une vague d’équipements des zones rurales en plans d’eau, financée en partie par l’État dans le cadre de la politique d’aménagement du territoire, pour essayer de diversifier l’économie rurale et favoriser le développement touristique de ces zones qui n’avaient pas vraiment d’éléments attractifs hormis des éléments patrimoniaux. Et si le plan d’eau fut un moyen d’attirer une clientèle touristique dans ces espaces ruraux intermédiaires, il répond moins aux besoins de fraîcheur des habitants qu’aux besoins de la clientèle touristique.

Quel avenir pour ces territoires touristiques qui dépendent de ces plans d’eau avec le changement climatique ?

Si certains plans d’eau ont été créés uniquement pour satisfaire des besoins touristiques, d’autres l’ont été pour l’irrigation ou la production hydroélectrique et sont devenus avec le temps des sites touristiques. Je pense à la retenue du Gabas qui devait initialement être dévolue à l’irrigation et qui est aujourd’hui un lieu récréatif et touristique et surtout une composante importante du paysage. On retrouve donc une attractivité pour l’eau, l’eau contemplée et pas uniquement pour se rafraîchir. Donc quel avenir pour ces sites touristiques ? Les situations sont très variées. Certains de ces plans d’eau pourront peut-être perdurer et d’autres seront condamnés à devenir autre chose. Il faudra certainement accompagner ces territoires ruraux dans la reconversion de ces plans d’eau et la diversification de leur économie touristique. Certains plans d’eau ont disparu. Par exemple, le plan d’eau d’Uzein, au nord de Pau, a vu le jour dans les années 1970 avec une guinguette, de la location de pédalos, etc. En juin 2013, les crues très importantes du gave de Pau et de ses affluents ont fait beaucoup de dégâts et le plan d’eau d’Uzein n’a pas résisté : la digue a cédé et le plan d’eau a disparu. Depuis 2013, il y a des hésitations, des réflexions autour de la « reconstruction » de ce plan d’eau fantôme qui appartient à la Commission syndicale du Haut Ossau.

Dans l’étude que vous avez portée sur la perception de la ressource en eau et l’adaptation au changement climatique dans les vallées de la Dronne et de la Vézère, les acteurs touristiques et certains élus minimisent la vulnérabilité de leur territoire face aux changements climatiques. Pourquoi et comment sensibiliser ces acteurs à l’enjeu d’un usage plus raisonné de la ressource dans un territoire où celle-ci est suffisante hors épisodes de sécheresse ?

Dans les vallées de la Dronne et de la Vézère, si les acteurs touristiques s’accordent sur la baisse effective des débits et la prolifération des plantes invasives qui perturbent, entre autres, la navigation, ils gardent une relative confiance avec une mise à distance spatiale et temporelle des risques liés au changement climatique. Certains acteurs, comme les loueurs de canoës, entrevoient même l’opportunité d’allonger considérablement la saison de pratique. Dans le secteur pyrénéen, les accompagnateurs en montagne qui proposent des activités de canyoning, ont une sensibilité environnementale plus forte et sont plus inquiets, mais ils entrevoient néanmoins, avec la baisse des débits, la possibilité de diversifier les publics et d’ouvrir l’activité aux plus débutants. Ils se sentent également moins menacés, car ils estiment que leur espace de pratique est très étendu, qu’ils sont « mobiles » et qu’ils peuvent donc s’adapter. Par contre, dans le Marais poitevin, j’ai senti plus d’inquiétudes en échangeant avec les loueurs de canoës, notamment pour la pérennisation de leur activité avec la baisse des niveaux d’eau. Il y a une inquiétude, mais il faudrait distinguer là aussi deux types de professionnels : ceux qui font des visites accompagnées du marais, qui ont suivi une formation dispensée par le Parc Naturel Régional en début de saison et sont donc capables de sensibiliser eux-mêmes les visiteurs à la fragilité de cet espace, et ceux qui se contentent de louer des embarcations et ne sensibilisent pas forcément les clients à la nécessité de préserver le marais, ni aux règles de bon usage avec des berges fragiles et souvent privées.

En plus de minimiser la vulnérabilité du territoire, les acteurs précités tendent à minimiser l’impact des usagers sur le milieu naturel. Quelle posture adopter pour une prise de conscience de ces impacts et les inciter à adapter leurs pratiques (sensibilisation des clients, signalétique, campagnes de ramassage de déchets…) ?

En Dordogne, les vallées de la Dronne et de la Vézère sont un vaste parc de jeux aquatiques : les gens crient, se jettent à l’eau, s’amarrent ou pique-niquent n’importe où, et on a des berges qui sont érodées à plusieurs endroits différents, parce qu’il n’y a pas de points de pique-nique. Dans le Marais poitevin, les canoës en visite libre partent avec une petite carte des points de pique-nique autorisés. Donc en principe c’est un peu mieux régulé, ce qui n’est pas le cas en Dordogne où l’activité est uniquement mue par la rentabilité économique et avec une très faible sensibilité environnementale de la part des loueurs qui ne sont même pas conscients que leurs embarcations en plastique peuvent avoir un effet de frottement sur le lit de la rivière. Les nanoparticules de plastique qui s’échappent n’ont ainsi jamais été évoquées dans les entretiens que nous avons conduits dans le cadre de cette étude.

Par ailleurs, les opérateurs sont très mobiles puisqu’en fonction des conditions météo, des conditions des lâchers d’eau, ils se déplacent d’un lieu de pratique à un autre. Les clients louent une activité ludique, mais pas un lieu de pratique, ils veulent « juste profiter d’un moment de détente sur l’eau ». Cette activité, en quelque sorte «a-spatiale», pose toute la limite des actions de sensibilisation.

Dans les Pyrénées, on constate beaucoup de problèmes de tensions entre usagers, d’autant que la fréquentation en zone de montagne est en augmentation depuis trois ans (donc depuis le Covid), notamment sur les espaces lacustres et pastoraux qui sont des lieux particulièrement prisés par les néo-pratiquants de la montagne. Des heurts assez violents ont eu lieu, entre bergers et randonneurs, avec les chiens de bergers aussi. En réponse à cela, le Conseil départemental des Pyrénées Atlantiques a mis en place une démarche de communication et de sensibilisation sur le terrain, en lien avec les acteurs du pastoralisme et les acteurs du tourisme qui s’appelle « Réussir ma rando » et qui vise en premier lieu à sensibiliser ces nouveaux publics aux bons gestes à adopter en zone pastorale. Il me semble que ça a plutôt bien fonctionné et j’ai l’impression que, durant l’été 2023, il y a eu moins de tensions, ou en tout cas moins de tensions médiatisées que lors des étés précédents, même si on observe encore des contrevenants, comme des personnes avec des chiens sans laisse, ce qui pose énormément de problèmes en zone pastorale et aussi en zone lacustre, car les chiens ont tendance à se baigner et cela nuit à la qualité de l’eau et aux milieux aquatiques.

Vous faites état d’un manque de partage et de dialogue entre les acteurs touristiques et les gestionnaires des milieux aquatiques, lié à des cloisonnements sectoriels et institutionnels. Quels sont, selon vous, les moyens existants – ou à inventer – de concertation autour du partage de l’eau ?

On a deux univers parallèles qui se croisent très peu, l’univers du tourisme et l’univers des gestionnaires de l’environnement. Je suis étonnée finalement que, vous à l’Agence, vous travaillez en commun, chargée de mission environnement, chargée de mission tourisme, que vous travailliez ensemble et que vous dialoguiez en permanence parce que ce n’est pas toujours le cas. Dans beaucoup d’institutions, c’est assez tubulaire et finalement les gens du service environnement croisent très peu les gens du service tourisme, ils travaillent au sein de la même structure, mais ils se connaissent à peine. Et ensuite, au niveau des professionnels, nos acteurs du tourisme croisent très peu les chargés de mission environnement. Alors comment faire pour que ces univers commencent à travailler ensemble ? Faudrait-il revoir les démarches de concertation ? En principe dans les SAGE [3], quand il y a une commission locale de l’eau qui se met en place, tous les usagers de la rivière doivent être présents. Mais les secteurs institutionnels du tourisme sont-ils toujours représentés ? Faudrait-il repenser la composition des commissions locales de l’eau et les élargir ou créer, en parallèle, des instances délibératives, des instances de dialogue qui soient plus larges ? Mais comment susciter l’intérêt de ces acteurs du tourisme qui sont parfois rétifs à s’impliquer dans ces instances ?

Dans le Marais poitevin, j’ai constaté que les personnes les plus sensibles aux questions environnementales avaient une double casquette, par exemple des professionnels du tourisme élus au niveau de la communauté de communes. Ces acteurs multi-casquettes ont une vision un peu plus élargie, et c’est certainement par leur intermédiaire qu’il y a un levier d’action intéressant.

Dans le cadre des enquêtes qualitatives, la photographie est aussi un vecteur permettant de favoriser la prise de parole. Elle invite les participants à exprimer leur perception du changement climatique, la façon dont ils voient l’évolution de la rivière et de ses usages. L’agence de l’eau Adour Garonne a organisé, début février, une journée citoyenne autour de clichés montrant les différentes facettes de la rivière (aménagée, en assec, …). Ce dispositif a libéré la parole des personnes présentes qui avaient plus de facilités à s’exprimer avec ce support photographique.

Avec la baisse des débits d’étiage en été et la pression sur la ressource en eau dans ses différents usages, faut-il renoncer à certaines activités d’eau vive et repenser l’offre touristique des destinations dont les activités nautiques sont dépendantes d’une quantité et d’une qualité d’eau suffisantes ? A la suite des réflexions engagées actuellement sur la fermeture des stations de ski, quelles pourraient être les stratégies de reconquête envisageables pour les territoires de lacs et de rivières ?

Dans les territoires centrés sur les activités d’eau vive, je crois qu’il faudra apprendre à entrer dans l’ère du renoncement, apprendre à faire le deuil de certaines activités. Des choix devront être faits avec des priorités d’usages clairement établies, dans le dialogue et la concertation. Mais de fait, il y a déjà des renoncements qui sont à l’œuvre, comme en 2022, lorsque l’activité nautique sur le lac de Sainte-Croix ou le lac de Serre-Ponçon a été réduite par manque d’eau disponible dans ces lacs de retenue. Ce qui m’inquiète davantage, ce sont les réponses techniques à ces problèmes qui conduiraient à multiplier les stockages en eau. Pour moi, ça s’apparente un petit peu à une fuite en avant. Je pense qu’il faudrait d’abord envisager de réduire drastiquement les consommations en eau, et ensuite envisager de renoncer à certaines activités qui ne sont peut-être pas fondamentales. Revoir les priorités d’usages de la ressource en eau en mettant la priorité sur l’eau potable et l’eau comme vecteur pour la production alimentaire. Faire un effort pour maintenir une eau suffisante pour préserver les écosystèmes aquatiques, et après, peut-être, envisager en dernier lieu les usages qui sont des usages moins fondamentaux, moins vitaux. Mais ça suppose de sortir d’une vision très sectorielle de l’eau avec chaque groupe d’intérêt qui défend finalement son pré carré.

Vous faites une analogie avec la fermeture des stations de ski et effectivement dans certaines vallées on constate la fin d’une économie qui dépendait complètement du ski. Et il y a certainement des enseignements à tirer de ces fermetures de stations. En 2021, un jeune chercheur, Pierre-Alexandre Métral[4], dans le cadre de sa thèse portant sur l’analyse des trajectoires territoriales des stations de ski abandonnées,  a mis en évidence trois logiques de reconversion distinctes qui peuvent être inspirantes pour des territoires de lacs ou de rivières : 1/ la reconversion « planifiée », 2/ la reconversion « sous contrainte » et 3/ la reconversion par « laisser faire ». Les trajectoires d’anticipation (cas 1) sont particulièrement intéressantes. Il prend l’exemple de la station de Métabief, une station du Jura qui prévoit de cesser son activité ski en 2030 ou 2035. La station concentre aujourd’hui ses investissements dans l’entretien des équipements, il n’y a plus d’investissements massifs, et les économies financières réalisées sont mises au service de la diversification de l’offre. Ne pas renoncer au tourisme, mais fonder le tourisme sur autre chose, c’est certainement la voie qu’il faudrait suivre. Une reconversion planifiée, anticipée, réfléchie et concertée, en se donnant un pas de temps d’une dizaine d’années pour réfléchir tous ensemble au devenir du territoire.

A contrario, la reconversion « sous contrainte » ou le « laisser-faire » ne sont pas des solutions souhaitables. L’abandon, la fermeture brutale, sans anticipation, sans projection, une station qui devient une friche touristique, une « station fantôme », sont autant de stigmates dans les territoires.

D’autres stations de ski se réinventent : c’est le cas de Céüze dans les Hautes-Alpes qui repense son devenir touristique autour des sports de nature, ou encore le Mas de la barque, en Lozère, une station fermée une vingtaine d’années auparavant qui s’est orientée vers l’écotourisme avec la construction d’un parc d’hébergements complètement inscrit dans l’architecture locale, en employant des matériaux locaux. Ou encore Valdrôme, dans la Drôme, qui s’est orientée vers une forme de tourisme assez originale : l’astro-tourisme. Ce sont des trajectoires plutôt réussies qui invitent à l’optimisme.

La Cour des comptes vient de publier un rapport sur les stations de sport d’hiver[5], qui propose d’établir des diagnostics de vulnérabilités au changement climatique. Il me semble intéressant de transposer cette approche pour réfléchir à de nouvelles stratégies touristiques dans des territoires de rivières et de lacs, en prenant en compte certes des aspects climatiques et d’évolution des disponibilités en eau, mais aussi la solidité financière de la collectivité qui porte ces activités, et d’autres critères comme les ressources disponibles du territoire (patrimoniales, architecturales, naturelles, etc.). Et sur la base de ce diagnostic de vulnérabilités multicritères, nous pourrions identifier les territoires prioritaires sur lesquels il faut intervenir d’urgence. A la lecture de ce rapport, il faut certainement aussi faire évoluer le cadre réglementaire pour que les autorisations de prélèvement pour les usages récréatifs tiennent mieux compte des perspectives climatiques. Certaines pistes sont à investir, comme la mise en place d’un fonds d’adaptation au changement climatique pour financer des actions de diversification et de déconstruction, de reconversion de certaines installations, pour éviter des verrues paysagères, qui rouillent, qui vont contaminer les eaux, et poser de nombreux problèmes.