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Cet article est extrait de l’ouvrage réalisé par Stéphane CORDOBES, Xavier DESJARDINS, Martin VANIER (dir.) intitulé REPENSER L’AMÉNAGEMENT DU TERRITOIRE et publié 2020. Sa reproduction se fait avec l’aimable autorisation des Éditions Berger-Levrault.

1 . Crutzen P. J. et Stoermer E. F., “The ‘Anthropocene’”, Global Change Newsletter mai 2000, no 41, www.igbp.net/dow nload/18.316f18321323470177580001401/1376383088452/NL41.pdf
2 . Crutzen P. J., « La géologie de l’humanité : l’anthropocène », Écologie & politique 2007, no 34.
3 . Morton T., Hyperobjets, Philosophie et écologie après la fin du monde, 2018, Cité du design.
4 . Lussault M., Hyper-lieux, Les nouvelles géographies de la mondialisation, 2017, Seuil.
5 . Zask J., Quand la forêt brûle, 2019, Premier Parallèle. On appelle mégafeux des incendies qui se distinguent par leur taille, leur intensité, leur étendue, leur impact sur les géo-écosystèmes et leur inextinguibilité.
6 . Latour B., Où atterrir ?, Comment s’orienter en politique, 2017, La Découverte.
7 . Larrère C. et Larrère R., Penser et agir avec la nature, Une enquête philosophique, 2015, Paris, La Découverte.
8 . Descola P., Par-delà nature et culture, 2005, Gallimard.
9 . Beau R. et Larrère C. (dir.), Penser l’Anthropocène, 2018, Presses de Sciences Po.
10. Haraway D., « Anthropocène, Capitalocène, Plantationocène, Chthulucène. Faire des parents », Multitudes 2016/4, no 65.
11. Lussault M., Cours publics de l’école urbaine de Lyon : Qu’est-ce que l’anthropocène ?, 24 janv. 2019 (www. sondekla.com/pro/event/9491).
12. Servigne P. et Stevens R., Comment tout peut s’effondrer, Petit manuel de collapsologie à l’usage des générations présentes, 2015, Paris, Seuil.
13. Cochet Y., Devant l’effondrement, Essai de collapsologie, 2019, Paris, Les Liens qui libèrent.
14. Lussault M., De la lutte des classes à la lutte des places, 2009, Grasset.
15. La ZAD de Notre-Dame-des-Landes constitue en France un exemple emblématique.
16. Macé M., Sidérer, considérer, Migrants en France, 2017, Verdier.
17. Dupuy J.-P., Pour un catastrophisme éclairé, Quand l’impossible est certain, 2002, Seuil.
18. Zask J., Quand la forêt brûle, op. cit.
19. Macé M., Nos cabanes, 2019, Verdier.
20. Lussault M., L’avènement du Monde, Essai sur l’habitation humaine de la Terre, 2013, Seuil.
21. Sloterdijk P., Sphères II, Globes, 2010, Paris, M. Sell ; Sphères III, Écumes, Sphérologie plurielle, 2005, Paris, M. Sell.
22. Latour B., Face à Gaïa, Huit conférences sur le nouveau régime climatique, 2015, Les Empêcheurs de penser en rond.
23. Lowenhaupt Tsing A., Le champignon de la fin du monde, Sur les possibilités de vivre dans les ruines du capitalisme, 2017, Les Empêcheurs de penser en rond. Dans son ouvrage, l’anthropologue montre comment les champignons Matsutaké, très prisés au Japon, parviennent à se développer en patch dans des forêts abîmées du monde moderne, comme celle de l’Oregon, et permettent à des cueilleurs de s’installer précairement dans ces lieux, de s’organiser pour les récolter et de développer une économie de survie.
24. Clément G., Le jardin planétaire, Réconcilier l’homme et la nature, 1999, Albin Michel.
25. Bertrand R., Le détail du monde, L’art perdu de la description de la nature, 2019, Seuil.
26. Morizot B., Les diplomates, Cohabiter avec les loups sur une autre carte du vivant, 2016, Éditions Wildproject.
27. Voir le projet de parlement de la Loire porté par le POLAU sous la direction de Camille de Toledo (http://polau. org/incubations/les-auditions-du-parlement-de-loire/).
28. « En un sens général, on appelle ritournelle tout ensemble de matières d’expression qui trace un territoire, et qui se développe en motifs territoriaux, en paysages territoriaux », Deleuze G. et Guattari F., Mille Plateaux, 1980, Paris, Éditions de Minuit.
29. Dewey J., Logique, La théorie de l’enquête, 2006, PUF.

Quel aménagement pour édifier les territoires du monde anthropocène ?

Par Stéphane Cordobes, Directeur Général AUCM - 20.09.2023

En 2019, un colloque de Cerisy dont les actes sont publiés aux Éditions Berger-Levrault confronte l’aménagement des territoires à la nouvelle réalité spatiale. L’anthropocène et la réorientation écologique y figurent en bonne place. Une de ses contributions analyse ce bouleversement terrestre et imagine refonder cette politique. Aux principes de compétitivité et d’attractivité, il propose de substituer ceux d’immunité, d’engendrement et de géo-éco-capacitation.

I − L’entrée dans l’anthropocène

En mai 2000, Paul J. Crutzen, chimiste de l’atmosphère nobélisé en 1995, et Eugene F. Stoermer, biologiste, signent un article dans The IGBP Newsletter [1] à la portée retentissante : ils émettent l’hypothèse selon laquelle la Terre serait entrée dans une nouvelle époque géologique. À l’holocène, dont relèvent les 10 000 dernières années, succéderait l’anthropocène, ou « ère de l’homme », découlant de notre emprise croissante sur la planète. Par nos activités d’extraction et de prélèvement des ressources, de transformation des milieux, de production et de consommation, d’émission de gaz et de rejet de déchets, nous serions devenus une force d’ampleur géologique, à l’image des phénomènes naturels comme les éruptions volcaniques, les phénomènes climatiques ou les cycles solaires. Pour l’Union internationale des sciences géologiques, et sa commission internationale de stratigraphie, l’hypothèse fait encore débat. Sa reconnaissance passerait, il est vrai, par le respect de critères draconiens : les limites des intervalles géologiques doivent correspondre à un événement majeur survenu à l’échelle du globe et constatable dans l’analyse des sédiments via la présence « d’un clou d’or », autrement dit d’un élément objectif discriminant qui fait encore défaut. Les doutes portent également sur la date à retenir de début de cette ère : fin du néolithique, siècles de la Renaissance, ère industrielle et de l’utilisation de l’énergie carbonée – comme le propose Crutzen lui-même –, après la première explosion nucléaire ou à partir des années 1950, lorsque les indicateurs de perturbation de la biosphère se mettent à croître exponentiellement et marquent la grande accélération ? Du point de vue géologique, rien n’est donc figé. Mais le constat de cette influence déterminante et irréversible de l’Homme sur la planète dépasse ce cercle restreint : d’autres disciplines, comme les sciences humaines et sociales, s’emparent de la notion parce qu’elle fournit un cadre heuristique solide pour penser le changement global auquel on assiste et favoriser l’interprétation d’une multitude d’observations convergentes. En 2007, Paul J. Crutzen résumera : « À moins d’une catastrophe mondiale – comme l’impact d’une météorite, une guerre mondiale ou une pandémie –, l’humanité restera une force environnementale majeure pour des millénaires. Les scientifiques et les ingénieurs se retrouvent face à une tâche redoutable qui consiste à guider la société vers une gestion environnementale soutenable durant l’ère de l’Anthropocène. » [2]

II − L’anthropocène comme nouveau monde

L’hypothèse anthropocène tire sa force de son intérêt heuristique mais également – peut-être même surtout – du rendez-vous « existentiel » qu’elle fixe. Le changement global que l’on documente n’aurait pas la même audience s’il ne remettait pas directement en cause l’habitabilité de la Terre pour l’Homme et d’une part considérable du vivant. Des premiers rapports officiels alertant sur les atteintes environnementales causées par le développement moderne jusqu’à la prise de conscience actuelle, un demi-siècle s’est écoulé. La description du changement climatique, de l’extinction de masse des espèces et des multiples menaces qui pèsent sur notre vie, se cristallise dans une litanie médiatisée qui documente la nouvelle ère en même temps qu’elle précise ce à quoi nous sommes véritablement confrontés : l’anthropocène n’est pas qu’une hypothèse scientifique à confirmer, c’est d’ores et déjà un autre monde qui émerge et menace l’espèce qui l’a causé tout en l’interrogeant de manière radicale sur sa capacité à relever de nouveaux enjeux qui engagent son avenir, et celui des êtres avec lesquels elle cohabite. L’expression « nouveau monde » ne doit pas être entendue métaphoriquement. Par son action sur l’environnement et la biosphère, l’homme est parvenu à modifier certains cycles biogéochimiques de manière irréversible, en dépassant des seuils au-delà desquels la déstabilisation des géo-écosystèmes remet en cause leur homéostasie et provoque l’émergence de nouvelles propriétés et de nouveaux composants : hyper objets [3], hyper lieux [4], mégafeux [5]… Le changement climatique est une des transformations les plus étudiées grâce aux travaux du GIEC : nos émissions de CO2 et de gaz à effet de serre occasionnent un réchauffement des températures et un dérèglement climatique qui, au-delà des 2 °C que nous nous apprêtons à franchir, vont bouleverser nos territoires de vie. La montée des eaux, la multiplication des aléas climatiques « exceptionnels », la hausse des températures, les feux, l’omniprésence du plastique, etc., sont des phénomènes qui d’ores et déjà dessinent ce nouveau monde auquel il va falloir s’adapter. Ces transformations sont déterminantes et obligent, dans le meilleur des cas, à repenser et adapter nos régimes d’habitation, notre façon d’aménager les espaces, dans le pire, à émigrer vers des ailleurs encore habitables.

III − L’anthropocène comme nouveau paradigme

L’appréhension de ce nouveau monde pose elle-même problème. C’est un autre enjeu clé de l’anthropocène. Comment le penser, nous y adapter, contribuer à l’édifier pour le rendre habitable, sans remettre en cause les idées, les mots, les représentations, les modes d’action, autrement dit le paradigme dont on a hérité et qui a conduit au changement global ? Des travaux de philosophes, d’anthropologues, de géographes comme Philippe Descola, Catherine Larrère, Baptiste Morizot, Michel Lussault, Bruno Latour, esquissent des premières pistes. Selon ce dernier, penser l’anthropocène comme paradigme revient à remettre en cause le projet moderne [6] et son cadre culturel. L’érection de l’homme moderne, individu autonome doté d’une culture qui le pose en maître et possesseur d’une nature immuable dont l’exploitation au profit du développement et du progrès moderne serait la seule raison d’être, est interrogée par l’émergence de l’anthropocène. Catherine Larrère [7] propose ainsi de penser et d’agir avec la nature et non plus contre, en arrêtant de s’en servir comme d’une chose. Philippe Descola [8] , à partir de ses travaux sur les Amérindiens, incite à percevoir les êtres qui composent cette nature comme des personnes avec qui nous devons apprendre à vivre de façon plus symbiotique.
Le modèle économique du monde moderne est ainsi fondamentalement questionné, depuis l’industrialisation et la production d’énergie fossile jusqu’à l’avènement de la mondialisation libérale et du capitalisme financier dérégulés en passant par la production et la consommation de masse. À la question traditionnelle des inégalités générées par ce système économique s’ajoutent celles de sa soutenabilité, de l’épuisement des ressources, de la destruction des milieux naturels auxquels il semble inexorablement conduire, des menaces pour notre survie.
Le paradigme anthropocène doit permettre de répondre à ces questions et de constituer le cadre adéquat à notre perpétuation dans ce nouveau monde. Le développement durable supposait qu’un ajustement de notre modèle dans une optique d’atténuation de la pression anthropique sur la Terre suffirait. Il semble en passe d’échouer. L’anthropocène acte cet échec et nous convie à changer ce modèle, à repenser l’ensemble de nos relations au monde ainsi que nos modes de cohabitation [9].
Les discussions autour de cette refondation culturelle et politique sont vives. Ses protagonistes les plus virulents dénoncent le choix du terme « anthropocène » lui-même, qu’ils jugent trop anthropocentré, alors qu’il s’agit justement d’inventer une relation au vivant plus équilibrée, et insuffisamment critique en fixant une responsabilité humaine générique alors que celle-ci varie grandement selon les pays d’appartenance et leur type de développement, le genre, l’âge ou le niveau de richesse de chacun d’entre nous [10] .
Pour entrer rapidement et de manière responsable dans le monde anthropocène, Bruno Latour nous exhorte à atterrir, à forcer le cadre culturel moderne pour opérer le renouvellement paradigmatique indispensable. Il propose de nous réorienter en politique en nous projetant vers le terrestre, en passant d’une logique de production à une logique d’engendrement, en restaurant nos attachements, en réinterrogeant là où l’on vit les conditions fondamentales de notre subsistance. Comment ne pas y voir une injonction à refonder notre manière de faire territoire et d’aménager nos espaces de cohabitation ?

IV − L’aménagement du territoire, de la modernité à l’anthropocène

La tentation est pourtant grande face à cette nécessité d’atterrir, par habitude et simplicité, de retrouver des manières de penser et de faire « modernes ». On imagine sans mal que le basculement dans l’anthropocène nous oblige à remettre en cause la globalisation économique et ses excès. Il faut aussi lutter pour qu’il ne conduise pas à un repli identitaire local. Le philosophe exclut ces deux attracteurs du registre des solutions en imaginant un terrestre qui dépasse les antagonismes politiques traditionnels. Michel Lussault souligne combien cet englobement [11] nous oblige à dépasser ces oppositions de valeurs et d’échelle, qui prônent toutes deux des approches situées de science-frontière, géopolitiques et transscalaires. L’erreur est d’autant plus facile à commettre que le seul « grand récit » actuel qui hante la sphère médiatique annonce l’effondrement de notre civilisation [12] – voire de l’humanité – par épuisement des ressources et dérèglement des cycles naturels de la biosphère et incline à ce repli local et autarcique, voire survivaliste [13]. Or, l’entrée dans l’anthropocène suppose un dépassement de ces deux pans du même paradigme, la globalisation d’un côté, le localisme de l’autre, dont la mise en tension jalonne la modernité. L’effondrement, n’est-ce pas la modernité qui va jusqu’à son terme faute de réussir son dépassement ? Entrer dans l’anthropocène, c’est assurément faire territoire, mais selon un régime différent, par des processus d’édification politique et des spatialités à réinventer. Loin des questions de périmètres, de compétences, de pouvoir, de dotations, le travail préliminaire de description et de questionnement doit permettre de repenser les attachements et les liens, des alliances et des coopérations, les engagements et les luttes. En se référant à la Révolution française et à ses cahiers de doléances, Bruno Latour indique clairement que c’est une révolution intellectuelle et politique qu’il s’agit d’entreprendre avec pour vecteur « le terrestre » et horizon « l’anthropocène ». L’attention portée aux luttes des places par Michel Lussault [14] et aux expérimentations écopolitiques participe de la même intention : quel que soit le jugement que l’on porte sur ces initiatives, dont leur illégalité [15] , on ne peut en effet ignorer qu’elles composent des tentatives de faire territoire autrement, en essayant d’être plus démocratiques, justes et soutenables.
Mais, sur d’autres scènes moins polémiques, les « territoires » apparaissent aussi comme la solution la plus immédiate pour s’adapter au changement global et engager la véritable transition écologique. Sans doute, cette croyance – ce sont aussi une attente et un espoir – est-elle directement liée à l’impuissance des États qui, d’un côté, ne parviennent pas à s’entendre sur un plan d’action concerté à la hauteur des enjeux du changement climatique et de l’extinction de la biodiversité – pas plus qu’avant ils ne sont parvenus à lutter contre les inégalités – et, de l’autre, des acteurs économiques qui peinent à amender leur conduite et à véritablement œuvrer au changement de modèle économique nécessaire. Ce rendez-vous avec le territoire est ainsi entendu, dans les champs scientifiques et politiques, du côté des géographes, des philosophes, des anthropologues, des écologues, des sociologues etc., et de celui des acteurs territoriaux, collectifs associatifs, élus et citoyens les plus sensibilisés et soucieux d’agir.
Cette attente constitue pour l’aménagement du territoire un véritable défi. Que serait un aménagement qui contribuerait à l’édification de ces nouveaux territoires ? Est-il tout simplement envisageable ? Après tout, l’aménagement, par son histoire et ses principes, s’inscrit pleinement dans la modernité. Il promeut et institue un régime spatial marqué par les valeurs du projet moderne en cherchant à assurer un développement de tous les territoires souvent assimilé à la croissance de la population, des emplois et de la richesse, à les équiper, à exploiter les ressources disponibles, à valoriser l’attractivité économique et la compétitivité, à assurer leur insertion dans le monde globalisé, dans son système de flux et de spécialisation des places. La logique de rééquilibrage qui y préside est avant tout socio-économique et ne semble pas être parvenue à endiguer les inégalités. L’expertise technique-scientifique y figure au premier plan. La préoccupation environnementale, marquée par l’apparition du développement durable dans les discours et objectifs à la fin des années 2000 avec le succès que l’on a évoqué plus haut, demeure secondaire, voire marginale. L’entrée de l’aménagement dans l’anthropocène, sa prise en compte du nouveau monde, sa contribution à l’instauration d’un nouveau paradigme culturel et spatial, relève encore de la gageure. Sans nier l’existence d’initiatives précurseurs, nous sommes encore loin d’une volonté et d’un projet politique dotés d’une pertinence, d’une cohérence, d’une ampleur, d’un impact, d’un récit commun à la hauteur de ce défi. L’atterrissage n’est pas en vue même si quelques pistes prospectives s’offrent d’ores et déjà à lui.

V − Première piste : renforcer l’immunité des espaces de cohabitation

L’entrée dans le monde anthropocène est souvent synonyme de sidération [16] : la succession de phénomènes inquiétants, d’aléas imprévisibles, de ruptures, de catastrophes, souligne la vulnérabilité des établissements humains. Cette condition de notre être-au-monde n’est pas fondamentalement originale, mais elle prend une dimension nouvelle avec le déchirement du filet de sécurité moderne : d’une part la multiplication et l’englobement de ces événements confirment que personne, nulle part, n’est plus à l’abri. D’autre part, le sentiment d’incertitude et de perte du monde stable, connu et sécure, promu par la modernité renforce l’inquiétude et le désarroi. Toutes nos sphères, de l’habitat à la psyché, sont concernées par l’entrée dans l’anthropocène. Notre monde, dans ses attributs externes comme internes, est affecté : songeons, pour illustrer ce dernier point, à l’apparition d’affections comme la solastalgie, une éco-anxiété causée par les changements environnementaux. Le risque de paralysie dans ces circonstances est avéré, la probabilité d’inaction face au catastrophisme est connue [17] . Il touche jusqu’aux animaux qui, confrontés aux mégafeux, perdent leurs réflexes de fuite et de survie [18]. Que l’aménagement doive rapidement produire des lieux où s’abriter, des cabanes [19] qui nous permettent d’affronter cette vulnérabilité généralisée et de nous engager dans la construction d’un monde anthropocène habitable s’impose : d’un côté la reprise des espaces physiques pour protéger les corps, de l’autre les nouveaux récits pour libérer les esprits.
Des politiques de prévention, de précaution, de protection, d’assurance, d’anticipation des risques existent déjà. Elles ont paradoxalement été conçues dans un monde pérenne où la catastrophe ne doit pas se produire. Lorsque cette dernière survient, l’insuffisance de ses dispositifs nous méduse et nous oblige à les réviser.
L’aménagement n’a pas anticipé l’accroissement de l’exposition auquel le développement moderne, directement par nos logiques et localisations d’installations et d’équipements, indirectement par les dérèglements environnementaux que nous enclenchions, nous oblige à faire face. L’urbanisation qui conduit à accentuer les concentrations en proximité des littoraux et des fleuves, espaces jugés les plus attractifs, l’illustre parfaitement : ce sont aussi les plus exposés à la montée des eaux, aux tempêtes, à l’érosion, aux submersions. Combien d’habitations faudra-t-il déplacer sur la côte Atlantique, à Lacanau et ailleurs ? À l’étranger, La Nouvelle-Orléans avec Katrina en 2010, New York avec Sandy en 2012 démontrent le niveau de risque qui prévaut dans ces grandes agglomérations, l’ampleur des coûts humains et matériels auxquels il faut faire face lorsqu’ils sont mal anticipés. La Californie, la Grèce et évidemment l’Australie avec les mégafeux en sont une confirmation. Les politiques d’anticipation du changement climatique ont fait de l’adaptation un de leurs objectifs, avec moins d’avancées encore que pour celui d’atténuation. Tempêtes, montée des eaux, érosion, déplacement du trait de côte, inondation des plaines, vallées, estuaires, mégafeux, sécheresse, pics de chaleur, submersion, destruction, inhabitabilité des espaces de vie, etc. : les événements qui relevaient de l’exceptionnel dans le monde moderne deviennent la norme dans le monde anthropocène. La vulnérabilité généralisée de nos territoires s’impose à nous tout comme la nécessité de dépasser la paralysie qui prévaut face à ces risques – qu’elle soit d’origine cognitive, politique, financière –, d’anticiper et de prévenir les aléas en réaménageant nos espaces de vie, de production, de loisirs. L’aménagement a été érigé sur le culte de la maîtrise de la nature, aveuglé par sa puissance technique et celle de son ingénierie. Les bouleversements naturels qui menacent maintenant la plupart de nos établissements humains signent la remise en cause de cet ordre qui les a érigés.
Les risques ne sont d’ailleurs pas que naturels. Le développement moderne dépend de nombreuses infrastructures techniques et industrielles, dont le numérique est la dernière en date. Leur obsolescence et leur sophistication sont une autre source de fragilité d’autant plus conséquente que nous en dépendons étroitement et que celles-ci sont localisées dans nos espaces de vie. On pense évidemment aux sites industriels installés au cœur des grandes agglomérations – comme Lubrizol à Rouen – ou aux sites nucléaires emblématiques de la modernité prométhéenne – comme la centrale de Fukushima au Japon. La même attention vaut pour les infrastructures plus modestes et néanmoins structurantes pour les territoires, comme les ponts dont l’état en France a récemment fait l’objet d’alertes. L’aménagement a bâti hier un complexe pour assurer le développement moderne, il va falloir devoir demain l’entretenir, le démanteler, le déménager, lui substituer des artefacts à la fois moins attentatoires à l’environnement et vulnérables au changement global. Pour lutter contre cette vulnérabilité généralisée, l’aménagement changera de référentiels. Comment nommer l’orientation qui se dessine ? Michel Lussault propose de faire du « care », du « prendre soin », un objectif central des politiques urbaines et aménagistes [20]. En s’inspirant des analyses de Peter Sloterdijk [21] , il envisage de faire de l’immunité des espaces habités un enjeu majeur du monde anthropocène et de ses politiques spatiales, autrement dit de leur propension à résister aux aléas pathogènes qui vont se multiplier. Les projets menés pour renforcer la résilience des territoires constituent des premiers jalons.

VI − Deuxième piste : édifier des géoécosystèmes d’engendrement

La considération de l’immunité des territoires conduit à dégager une deuxième piste pour repenser leur aménagement, celle de la réconciliation avec le vivant. En viendra-t-on à considérer les territoires comme des entités vivantes – à la manière de ce que James Lovelock fait de la Terre avec Gaïa [22]– qui demandent des soins et qui seront d’autant moins souffrantes que nous aurons le souci de leur immunité ? S’agira-t-il alors de faire de l’aménagement une discipline préventive et thérapeutique pour garder ces territoires en bonne santé ? Nul besoin d’adhérer à cette hypothèse ontologique controversée pour saisir et exploiter la richesse de la métaphore. On ne peut plus aujourd’hui douter des dommages infligés au vivant en général, et aux écosystèmes en particulier, par le développement moderne et son volet spatial, l’aménagement. Les mesures de protection de la nature, malgré leurs apports dans les parcs et réserves naturelles, par exemple, ne sont pas à même de relever les défis posés par la survie des espèces et le maintien de la biodiversité alors qu’un processus d’extinction est déjà entamé et le risque d’effondrement avéré. Comme pour l’atténuation et l’adaptation, les engagements et dynamiques en faveur de la préservation de l’environnement ne semblent pas à la hauteur de l’enjeu. Combien d’espaces au sol morts, aux écosystèmes affectés ou détruits, combien de friches urbaines et industrielles en comparaison du nombre de ceux protégés, non altérés ? Faut-il d’ores et déjà voir la Terre comme une vaste friche du monde industriel et capitaliste dans laquelle nous devrons nous contenter de déployer des tactiques de survie, d’aménager des patchs où nous exploiterons les restes de ce que la nature dégradée peut encore offrir, comme dans l’Oregon dont la situation a magistralement été analysée par Anna Lowenhaupt Tsing [23] ? Les traces d’effondrement local sont déjà nombreuses et semblent gagner du terrain par rapport à ce que concomitamment nous parvenons à sauver. Suffit-il encore de compenser, de protéger, de sanctuariser, voire de réensauvager à certains endroits, tout en se donnant une licence illimitée partout ailleurs ? Ne faut-il pas non seulement élargir amplement les espaces naturels à ménager et restaurer, mais faire de la sauvegarde du vivant un objectif inconditionnel de l’aménagement et de l’urbanisme, applicable en tout lieu, pour tout type d’établissement humain ? Nous serions alors amenés à voir les territoires comme des géo-écosystèmes, leur aménagement comme une politique visant moins le seul développement économico-social humain que la puissance d’engendrement, l’aptitude à préserver et régénérer le vivant. Pour Bruno Latour, atterrir, c’est basculer dans une telle logique d’engendrement. Aménager ne consisterait alors pas seulement à porter une attention plus soutenue à notre technostructure obsolescente, aux aléas environnementaux, à renforcer l’immunité de nos espaces habités, mais à forger des géo-écosystèmes propices à la survie, à l’épanouissement des hommes et du vivant, à la restauration des ressources qui leur sont nécessaires. Comment concrètement passer de la logique moderne d’exploitation des espaces et de leurs ressources à celle, anthropocène, d’engendrement ? Par quoi commencer ? Par une remise en cause sérieuse de l’antagonisme entre nature et culture, en renonçant à nous ériger en maîtres et possesseurs de notre environnement, en adoptant une posture humble et respectueuse vis-à-vis du vivant, en adoptant une attention bienveillante aux autres habitants non humains, aux paysages, aux trames naturelles de nos territoires, en dédiant l’aménagement à l’édification du jardin planétaire et du tiers paysage que défend Gilles Clément [24] . Dans ce but, il faut commencer par réapprendre à observer les vivants non humains que la culture moderne nous a fait perdre de vue [25], élargir notre voisinage et réinventer des formes de cohabitation avec ceux, humains, animaux et végétaux, qui le partagent, se doter d’une nouvelle diplomatie pour échanger et dépasser les conflits d’usage qui pourraient en résulter – comme le propose Jean-Baptiste Morizot [26] dans ses travaux sur les loups –, travailler les coopérations et les interrelations avec les autres entités peuplant nos géo-écosystèmes, leur donner des droits, une place en politique, en faire des partenaires dans l’édification de nos futurs territoires.
Complète utopie ? Pas vraiment si l’on en juge certaines entreprises précurseurs : des paysans engagés en agriculture biodynamique aux peuples amazoniens dont le système relationnel avec le vivant est d’une richesse et d’un respect fascinants, des initiatives de reconnaissance juridique des fleuves en Nouvelle-Zélande ou en Inde jusqu’au projet prospectif et artistique de création de parlements [27] politiques humains/non humains, des approches biomimétiques au souci du métabolisme des territoires. Cette conversion du regard, l’acception de cette rencontre interspécifique sont sources d’apprentissage en même temps que gages de survie. Hormis les écologues, qui mesurent ce que le mode de cohabitation des animaux est susceptible de nous apprendre ? Dans la nature, la coopération est un mode relationnel majeur plus fondamental que la lutte ou la compétition ; la capacité de résilience d’un écosystème est étroitement corrélée à la multiplicité de sa biodiversité ; la résilience des organismes vivants suppose la non-optimisation de leurs performances… Faut-il en déduire que nos géo-écosystèmes seront d’autant plus aptes à l’engendrement que nous prendrons soin en les aménageant d’assurer la diversité de leurs habitants, de privilégier les relations coopératives, de moins chercher à les rendre performants que résilients et immuns ? La piste est vertigineuse.

VII − Troisième piste : penser l’aménagement comme un processus de géo-éco capacitation

Comment dépasser ce vertige ? Faut-il véritablement aborder de front ces questions pour édifier les territoires du monde anthropocène ? Est-ce encore d’aménagement dont on parle ? On ne change pas de monde, accompagné de compagnons de voyage que l’on ne connaît pas et dont on ne partage ni la langue, ni les coutumes, en empruntant des pistes aventureuses sans carte ni repères, en découvrant des paysages inconnus et des lieux parfois hostiles sans perdre pied, sans que se fassent jour de nouvelles questions. Entrer dans l’anthropocène, c’est accepter de se soumettre aux événements, emprunter des lignes de fuite, oser improviser une nouvelle ritournelle [28]. Puis, de la ritournelle, passer à l’enquête comme l’enjoint Bruno Latour, pour redéfinir entre cohabitants nos territoires de vie en se posant des questions aussi simples qu’essentielles : de quoi dépendons-nous pour vivre ? À quoi sommes-nous attachés ? Avec qui sommes-nous prêts à faire des alliances ? Contre quoi sommes-nous prêts à combattre ? En y répondant s’ouvre la voie d’une refondation politique et territoriale. N’est-ce pas là un point de départ nécessaire pour refonder l’aménagement des territoires dans l’anthropocène alors compris comme une entreprise collective d’édification in situ de géo-écosystèmes de cohabitation immune et force d’engendrement ?
La simplicité des questions ne saurait éluder la difficulté de l’exercice. Contrairement aux démarches de refondation moderne, il ne s’agit plus simplement de former des commissions, de discuter entre experts et décideurs, d’identifier des propositions d’action, de former des compromis, de trouver des financements, de mettre en œuvre, d’équiper pour combler les usagers-consommateurs. Entrer dans le nouveau monde, générer le nouveau paradigme procèdent d’un vaste réagencement des valeurs, objectifs, savoirs, imaginaires, alliances, hiérarchies, etc., qui nous enrôle tous. Concernant l’aménagement, plus de sachants et décideurs d’un côté et d’usagers et consommateurs de l’autre, plus de global et de local, plus de grands territoires urbains et de petits territoires ruraux, de gagnants et de perdants. Cette catégorisation est moderne et datée. Juste le changement global, le terrestre, des cohabitants et une enquête pour édifier leur géo-écosystème de subsistance.
L’exercice aménagiste n’en devient pas plus simple, moins exigeant ou ambitieux, ni condamné à l’étiolement du repli localiste. Au contraire, il suppose de procéder à un élargissement radical, de mobiliser en situation une multitude d’acteurs, de capitaliser sur des savoirs et savoir-faire divers, d’affronter des controverses, de nouer des coopérations sociales et spatiales inédites. Il est cosmopolite. Ce sont tous les cohabitants et leurs expériences qui sont convoqués par cet aménagement de leur territoire de subsistance. Pour John Dewey [29] , dans ce type d’enquête, scientifique et démocratique, il y a, consubstantiellement liés, une situation, une problématique et un public qui doit s’engager collectivement, de l’énoncé de la question jusqu’au déploiement de la solution.
Les territoires qui se dessinent alors ne correspondent plus aux territoires institutionnels, ni même à ceux habituels des géographes. En s’interrogeant sur nos dépendances, nos attachements, nos liens, nos luttes, les géo-écosystèmes s’ébauchent itérativement à partir des relations qu’entretiennent et nouent les entités qui les composent. Ils s’informent selon la perspective adoptée et s’inscrivent dans une pluralité d’échelles, dans des limites fluctuantes et poreuses. Ce n’est pas un système clos et figé, mais ouvert et évolutif, pas fixe et centralisé, mais dynamique et distribué.
La meilleure manière de l’éprouver est assurément de se lancer dans l’enquête. Première question : de quoi dépendons-nous pour vivre ? Selon que l’on se pose la question de l’alimentation, de l’énergie, de l’air, des solidarités sociales, de la cohabitation interspécifique, on identifiera des réseaux relationnels propres qui se jouent selon des spatialités spécifiques, avec des genres, des niveaux, des lieux de savoirs et d’expériences différents. À quoi suis-je attaché ? Avec qui dois-je m’allier ? Contre qui, quoi dois-je lutter ? Autant de questions qui permettent de faire un nouveau pas dans ce processus de réflexion, d’association rhizomatique, d’édification géo-écosystémique, de découverte et d’apprentissage collectifs.
Car au final, face au changement global, à l’incertitude et à la menace, la refondation de l’aménagement des territoires de l’anthropocène et l’édification des géo-écosystèmes immuns et d’engendrement auxquelles il doit conduire pourraient bien passer par des expériences de vie et des processus de géo-éco capacitation situés avant de désigner la politique que traditionnellement nous entendons sous ce nom.