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“Les acteurs de la culture ont un rôle à jouer” Entretien avec Marc Drouet

Par Elodie Biétrix, Chargée d’études Massif central, Culture et réorientations écologiques - 28.09.2023

 Entretien avec Marc Drouet, Directeur Régional des Affaires Culturelles de la Région Auvergne-Rhône-Alpes. Propos recueillis en septembre 2023

Le Covid, puis la guerre en Ukraine nous semble avoir précipité la prise de conscience par les acteurs culturels de l’impact du changement global sur leurs activités. Partagez-vous ce constat ? Comment se traduit-il dans les faits ?

Il y a incontestablement un avant et après Covid. Les termes de la réflexion étaient déjà présents malgré leur visibilité moindre dans le débat public. Sans doute n’avait-on jusqu’alors pas envie de faire face à des questions aussi lourdes et auxquelles il n’y avait pas de réponse simple à apporter. Mais incontestablement, la période de crise sanitaire, ce moment où tout s’est trouvé en quelque sorte arrêté et la manière de regarder le monde que cela a engendré, a amené des sujets qui étaient là, au bord de la transition écologique. Par ailleurs, les manifestations de la crise climatique sont beaucoup plus nombreuses et beaucoup plus intenses et on a désormais dans le débat public une multitude de questions autour d’une évidence : le modèle de fonctionnement qui jusqu’à présent était retenu ne fonctionne plus, et ce dans tous les domaines. Plus spécifiquement pour les acteurs culturels, il me semble que ces crises ont surtout pointé ou révélé l’existence de vulnérabilités antérieures, comme la difficulté à renouveler les publics, plutôt qu’amené de nouveaux problèmes. Tout était là, mais on ne le regardait pas, on ne voulait pas le voir.

Maintenant que ces sujets sont présents dans le débat public, quelle est la position de l’État sur ces questions de transition ?

D’abord, l’État doit être exemplaire. S’il ne l’est pas, il ne pourra pas être entendu. Il y a donc en premier lieu un travail en interne dans les administrations, qui concerne bien sûr le ministère de la culture. Nous essayons aussi de nous montrer pédagogues en portant des questions que, jusqu’à présent, on ne se posait pas ou qui étaient et qui restent très sensibles. L’artificialisation des sols, l’évolution de l’urbanisme et notamment la place de l’automobile en milieu urbain et le partage des usages des espaces publics… Tous ces sujets qui entrent désormais dans le débat public, mais pour lesquels il est difficile de faire ressortir un consensus. Néanmoins, l’intensité et la succession des crises climatiques confortent la nécessité d’évolution.

Plus spécifiquement par rapport aux politiques et acteurs culturels, nous essayons de diffuser la sensibilisation à la transition écologique, de penser des modèles qui soient compatibles avec les enjeux actuels et qui permettent de réduire l’impact écologique de nos différentes activités. Les archéologues, les Architectes des Bâtiments de France et les conservateurs du patrimoine observent dans leurs pratiques des solutions d’adaptation au climat pensées par nos prédécesseurs que l’on a perdues de vue pour différentes raisons : par exemple, quand on avait l’illusion de l’énergie permanente, on pouvait se permettre de mettre de la climatisation partout. Et si on met de la climatisation partout, la question de l’orientation du bâtiment est moins évidente alors qu’elle était, chez nos ancêtres, une question essentielle. La culture, c’est aussi la transmission. On peut voir cette crise climatique et les conditions de la transition écologique comme l’occasion de réinterroger des solutions anciennes et d’en tirer des leçons. Il faut alors les retrouver et réfléchir à la manière de les adapter. Ceci implique des savoir-faire, des matériaux, des filières courtes : des sujets plutôt porteurs. Les architectes s’en emparent aujourd’hui en essayant d’adapter à la rénovation et à la construction nouvelle ces solutions du passé, des solutions de bon sens.

Ce constat de vulnérabilités causé par le changement global dépasse le cadre de la culture mais concerne les territoires dans l’ensemble de leurs activités. Dans la rencontre que nous organisons, nous faisons l’hypothèse que la réorientation – on dit bien réorientation – sera d’une telle importance qu’il faut l’envisager au sens anthropologique du terme comme une véritable recomposition culturelle dans les territoires. Qu’en pensez-vous?

Il faut accompagner l’émergence d’une nouvelle perception du monde sensible, toute la question est là. Évidemment, on est ici dans des concepts, mais la grande interrogation est la manière dont, avec nos sens et par le prisme de nos cultures, on perçoit le monde et jusqu’où on le perçoit. Nous avons évidemment une approche et un regard occidental. Or, comme le démontre Philippe Descola dans ses travaux, on peut, à partir de deux cultures différentes, regarder le même paysage et ne pas voir la même chose. C’est aussi une question de frontière qu’il nous faut apprendre à dépasser. Depuis la Renaissance, un modèle dominant portant un regard occidental s’est construit et renforcé ; c’est ce modèle qu’il semble intéressant de réinterroger. On observe en effet aujourd’hui des tentatives d’aller voir au-delà des limites de la perception du monde sensible issue de ce modèle. Il est important d’essayer de renouveler les regards et peut-être, à partir de là, de créer une autre relation à la nature qui ne soit pas une relation d’opposition. Il faut apaiser la relation humaine à la nature. Très longtemps, on disait que la finalité de l’histoire humaine était d’adapter la nature pour ne plus la subir. On en perçoit les limites.

Ce recentrage de nos perceptions sensibles se joue en effet par une prise de conscience et une sortie de notre anthropocentrisme, mais il y a aussi la question des humains, entre eux, et de la réception de ce discours reçu différemment ou moins perçu.

C’est effectivement une question culturelle qui est soulevée ici. Nous avons tous des objectifs de court terme et il est difficile de tendre à une vision qui ne soit plus une vision individualiste, au demeurant tout à fait légitime, mais à une vision collective et qui ne soit plus à l’échelle de notre génération mais à celle de plusieurs générations. Ça n’est pas évident de décider de planter un arbre pour 200 ans ou de lancer la construction de la muraille de Chine tout en sachant qu’on n’en verra pas l’aboutissement. Ce sont des projets que notre relation au temps et à l’immédiat rendent complexes et néanmoins nécessaires. Les réponses que l’on doit apporter face aux crises climatiques comprennent cette difficulté qui consiste à être face à cette interrogation : « Est-ce que l’action, à mon petit niveau, va changer quelque chose ? Est-ce que ce ne sont pas aux autres de commencer ? », ce qui est très paradoxal. Prenons l’exemple des élections : nous sommes majoritairement d’accord pour considérer que sa voix peut changer le résultat alors qu’objectivement, une voix individuelle parmi un corps électoral de plus de 40 millions d’électeurs ne change rien. Mais si tout le monde considère que sa voix ne peut rien changer et décide de ne plus voter, alors il n’y a plus d’élection possible et nos institutions démocratiques s’effondrent. C’est un peu la même chose pour l’écologie, il faut que chacun soit convaincu que même si son action seule ne suffira pas à bouleverser le cours des choses, la somme des actions apportera un résultat tangible.

Pour convaincre les gens, les embarquer vers un futur désirable qui pousse à agir aujourd’hui, peut-être peut-on passer par l’invention de nouveaux récits, faire appel à des imaginaires différents en s’appuyant sur l’apport des arts et de la culture ?

J’en suis convaincu et de ce point de vue, je considère qu’il faut être très prudent dans la communication. La communication catastrophiste risque d’entraîner vers une forme de fatalisme. On connaît les formules : « Puisque l’on danse au bord du volcan, continuons à danser ; après nous le déluge ». Or, rien n’est inéluctable : « Cela semble toujours impossible jusqu’à ce que l’on le fasse » nous a enseigné Nelson Mandela. Nous avons besoin de montrer qu’il y a un récit possible et c’est ce récit qu’il faut construire. Si une génération est convaincue que nous sommes arrivés à la fin du monde, comment peut-on investir sur des projets à 100, 150, 200 ans qui pourraient améliorer ce monde ? La situation aujourd’hui est très délicate, mais il faut préparer l’après parce qu’il y a un après. Et cette communication du tragique est peut-être quelquefois contre-productive et peut rendre chacun impuissant. Même si l’accentuation des conséquences du changement climatique est une évidence, avec plus d’incendies, plus d’inondations, plus de canicules…

Les acteurs de la culture ont là un rôle à jouer, à commencer bien sûr par l’exemplarité. Il nous faut être volontaire, exemplaire, pédagogique. C’est en montrant que des actions sont possibles et en les entreprenant que l’on peut inciter les autres. C’est comme quand on dit que les enfants lisent moins. En général, dans les familles où il y a des livres, les enfants lisent. Énormément de courants artistiques et d’artistes posent dans leurs productions ces questions et amènent ces thèmes de réflexion, chacun à leur manière. Le rôle fondamental de l’artiste est d’interroger le consensus. Et c’est en venant, par la création artistique, interroger ce consensus qu’on parvient à poser des questions, à faire bouger les frontières et à faire en sorte que ce même consensus évolue, qu’il ne se fige pas. C’est le rôle fondamental de l’artiste de contribuer à alimenter le débat public. Autrement, c’est le conformisme. Et comme le disait Tocqueville, le conformisme, c’est le piège des démocraties. C’est un sujet de libertés fondamentales, ce que Charles de Gaulle a parfaitement illustré à l’occasion de son intervention à Oxford en novembre 1941 : il n’y a pas de liberté possible pour tous si chacun n’est pas en mesure d’exprimer sa singularité, d’exercer ce droit fondamental qui consiste à se demander pourquoi et à ne pas se satisfaire de l’injonction au mimétisme. Etre libre, c’est parvenir à se libérer du regard de l’autre, non pas en se repliant dans le communautarisme, mais en trouvant sa juste et légitime place d’individu libre et responsable au sein d’un collectif.