La revue

« Je considère la culture comme un endroit de porosité immense avec le monde… » – Entretien avec Céline Bréant

Par Elodie Biétrix, Chargée d’études Massif central, Culture et réorientations écologiques - 31.10.2023

« Je considère la culture comme un endroit de porosité immense avec le monde. Et quand on est immensément poreux au monde, l’adaptation à celui-ci est constante ».

Entretien avec Céline Bréant, directrice de la Comédie de Clermont-Ferrand, Scène nationale. Propos recueillis le 12 septembre 2023

Notre société connaît depuis quelques années une accélération de son bouleversement, visible à travers différentes crises (covid, guerre en Ukraine…). Constatez-vous une prise de conscience du changement global par les acteurs culturels ?

Cela dépend de quels acteurs culturels on parle mais cette prise de conscience s’est exercée à deux niveaux. Elle a consisté, à partir du covid et tant pour les artistes que pour les structures culturelles, en un grand moment de discussion et de remise à plat de nos modèles. Elle a été aussi concomitante du constat que les artistes et les structures culturelles se préoccupaient déjà d’un certain nombre de choses : la nécessité d’une plus grande proximité avec les publics, le besoin de créer des formats qui ne soient pas uniquement des formats pour le plateau. Si l’on considérait déjà l’artiste comme une formidable possibilité de lien entre les gens, c’est devenu tout à coup un élément fondamental qu’il nous fallait défendre quand elle apparaissait auparavant comme secondaire.

Ces dernières années, on observe aussi une tendance à la considération de l’œuvre d’un artiste dans sa dimension globale et pas uniquement au regard de la production finale. La partie noble du métier, la chose à privilégier jusqu’alors, était la création de spectacle sur un plateau, et si possible, un grand plateau. Or, certains sont faits pour créer des plateaux, d’autres non. Et ce n’est pas grave : on a besoin de toutes ces choses pour mener une politique publique de la culture efficiente prenant en compte les travaux des artistes et leurs apports dans leur globalité. Je crois que ce moment a contribué à un changement de considérations. Ceci passe notamment par un questionnement dans l’attribution de subventions : ne doivent-elles concerner que les représentations sur un plateau, dans un théâtre ? Ou peut-on considérer que le fait d’avoir mené un certain nombre d’ateliers, de travailler auprès des habitants, d’avoir créé auprès d’amateurs ou dans des territoires éloignés… a autant de valeur que de faire une pièce plateau ? Si ce n’est renverser, c’est en tout cas changer l’échelle de valeur de ce qu’on produit dans le secteur artistique et culturel. Cette prise de conscience est visible notamment à travers les programmations de nos maisons qui comportent de plus en plus de propositions n’ayant pas forcément lieu dans nos salles de spectacle mais s’organisant autour d’un travail décentralisé, ou hors scène, ou encore un travail mené avec des habitant.e.s, des amateur.trice.s. Des processus qui étaient déjà à l’œuvre mais qui se sont nettement accentués, en cela que tout à coup, ils avaient une valeur comparable à un travail de création plus classique.

Comment cette confrontation au changement global se traduit-elle à la Comédie et dans le rôle qu’elle se donne ?

Au sein de ma structure précédente, je menais déjà des actions. Cependant, au cours des dernières années, nous avons pris conscience du fait que le changement climatique est, si ce n’est la problématique majeure de toutes nos problématiques, un enjeu primordial dont il faut nous préoccuper. Il me semble que dans le secteur culturel, cette prise de conscience demeure, malgré les belles promesses de la période covid qui ont parfois du mal à perdurer. Ceci passe par exemple par le fait de ne plus privilégier les très grands formats venant de loin mais plutôt penser en termes de tournées raisonnées dans notre région, ou encore d’être moins à cheval sur la notion d’exclusivité, et cetera.

Concernant la guerre en Ukraine, c’est un peu différent. La communauté artistique, d’une part, est par nature sensible au sort réservé aux artistes, en particulier dans les pays en guerre. D’autre part, elle est sensible à l’état du monde. Dans le théâtre public et dans les scènes nationales en particulier, nous donnons la voix, à travers les écritures contemporaines du spectacle, à des artistes qui prennent le pouls du monde et viennent livrer un point de vue sur les questions qui traversent nos sociétés. Aussi, les questions des guerres, du climat, des identités, du genre, du féminisme, du changement des valeurs, du changement des systèmes de domination, et cetera, sont portées par les artistes sur nos plateaux. Ceci est intrinsèque au travail des artistes, et donc à ce que nous donnons à voir dans nos programmations.

Cette considération de la place de l’artiste dans la société et auprès des publics, vous la développez dans votre projet POP, « Projet Ouvert aux Populations ». Ces crises ont-elles eu un impact sur votre manière de penser ce projet ?

Quand on a un théâtre tout neuf qui fait irruption dans une ville, comment fait-on pour en faire un lieu ouvert au plus grand nombre ? Le rôle du théâtre public est de s’interroger sur la manière dont notre action contribue à lutter contre les déterminismes, les assignations, et à faire en sorte que chacun trouve sa place dans la société. Nous faisons œuvre d’une certaine mission de service public de la culture pour toutes et tous. C’est le fondement de notre travail. Néanmoins, on constate tous que nos publics restent massivement très choisis. La question du POP, Projet Ouvert aux Populations, vient aussi frotter la question du « populaire » au bon sens du terme. C’est-à-dire de s’interroger sur l’opposition « culture savante » versus « culture populaire », et surtout de se demander si cette opposition a vraiment du sens aujourd’hui. On s’interroge sur les points de friction entre ces choses-là, on essaye de les tricoter ensemble sans présager de la supériorité d’une forme de culture sur une autre. Les choses peuvent coexister. Cette coexistence est même extrêmement riche, elle nous permet justement d’être ouvert à un très grand nombre.

Notre spectacle d’ouverture de l’année dernière est un bon exemple. C’était le projet Stadium de Mohamed El Khatib, un spectacle sur le foot et les supporters. La capacité de ce genre de proposition est de retourner la question en se demandant si un public de supporters et un public de théâtre sont si différents. Ce spectacle rapproche et fait dialoguer les deux mondes. À cette occasion, très clairement, nous avons vu des gens que nous n’avions jamais vus au théâtre, qui eux-mêmes étaient supporters de foot. Les plus réticents étaient finalement les publics de théâtre, en tout cas un certain public de théâtre que l’on pourrait qualifier d’un peu classique. Mais après avoir assisté à la représentation, ils ont mieux compris les enjeux et sont revenus. En France, on aime mettre les choses dans des cases mais nous avons fait dialoguer ces cultures entre elles. Or il me semble plus fructueux de justement faire dialoguer des mondes et des cultures a priori très éloignés.

Comment ce projet POP s’imprègne-t-il des enjeux sociétaux, comme les questions d’écologie ou de rapport au vivant, dans une société en constante mutation ?

En donnant la voix à des artistes qui viennent prendre le pouls du monde, la question écologique est fatalement présente sur nos plateaux. À cet égard, certains artistes travaillent directement dans la nature mais ils sont de plus en plus nombreux à interroger notre rapport à la nature et au vivant. Traverser la nature, faire une randonnée chorégraphique en extérieur avec un artiste et des publics vient évidemment dire quelque chose de notre relation au vivant. Mais montrer un spectacle sur la question des violences faites aux femmes, vient aussi requestionner notre rapport au vivant. C’est sous-jacent à nos métiers. Nous ne sommes bien sûr pas parfaits partout, de grandes marges d’amélioration existent encore. Mais j’ai l’impression que c’est une lame de fond qui est en route et que nous accompagnons dans nos actions quotidiennes. Cette lame de fond est transversale à tous les courants et toutes les disciplines artistiques.

Pendant et après la crise du covid, les acteurs culturels ont été invités à repenser leurs métiers, à se réinventer. Ces crises ont peut-être accentué le fait de réinterroger nos projets. Mais il faut avoir conscience du fait que notre travail et celui des artistes est bien de se réinventer en permanence, de s’adapter et se réadapter aux situations que l’on traverse. C’est inhérent au métier. C’est le cas avec le projet POP, c’est le cas avec tous les projets. L’esprit général demeure car le POP est suffisamment ouvert pour s’adapter. Mon approche de la culture consiste à considérer la culture comme un endroit de porosité immense avec le monde. Et quand on est immensément poreux au monde, l’adaptation à celui-ci est constante. Nous sommes, comme le monde, en perpétuel mouvement.

A travers cette voix donnée aux artistes, ce portage des enjeux sociétaux auprès des publics, votre vision du dépassement des hiérarchies culturelles… La culture peut-elle être un appui pour transformer les représentations qu’on a du monde et le rapport qu’on entretient avec ?

Produire sans cesse de nouveaux imaginaires, de nouvelles représentations est au cœur de nos actions. L’accélération du travail de façon décentralisée sur nos territoires devient plus valorisable et valorisé. Travailler avec le monde associatif, le monde de l’éducation culturelle, de l’éducation populaire – qui a été quand même un endroit de très grand bannissement à un moment, c’était moche de faire de l’éducation populaire -, c’est le sens du projet POP et l’essence même de nos métiers. Rien n’est antinomique, tout est complémentaire, et c’est bien l’essentiel.

À la Comédie, nous aimerions aller encore plus vers les territoires et travailler plus encore en décentralisé pour apporter un plus grand nombre de propositions sur le terrain. Cependant, nous sommes vite limités par les moyens humains et financiers. D’autant plus que l’on vient d’entrer dans un nouveau théâtre et que nous sommes attendus dans ce nouveau théâtre. Il nous faut donc trouver un équilibre entre ce que nous proposons à l’intérieur du théâtre (et qui est un territoire en soi) et ce que nous produisons au dehors. C’est ce déploiement que nous aurons à opérer dans les prochaines années. Maintenant que l’on est bien installé dans notre théâtre, comment faire pour en sortir davantage ?