Anthropocène : vers un renouvellement des métropoles et des systèmes urbains
Observé à l’aune des différentes crises que nous traversons, le modèle métropolitain plébiscité depuis les années 1990 en France ne peut offrir le cadre d’adaptabilité de la société indispensable au contexte anthropocène. Éloignement démocratique, accroissement des inégalités, dérèglement climatique, pollution… Ces éléments symptomatiques d’une société vacillante s’alimentent les uns les autres et montrent l’urgence de bâtir une vision systémique pour apporter les réponses appropriées et permettre la résilience des territoires.
Des modèles en quête de résilience
Dans son ouvrage Résilience des métropoles. Le renouvellement des modèles, Magali Talandier propose d’explorer la transition comme l’un des chemins possibles de la nécessaire résilience territoriale, offrant ainsi des perspectives de transformation profonde et à long terme qu’appelle la situation dans laquelle nous nous trouvons. Cette transition est celle des modèles socio-économiques qui régissent nos rapports au monde et à l’autre, et plus particulièrement la transition du modèle métropolitain vers de nouveaux paradigmes. La capacité de ces modèles à porter la résilience des territoires, qu’ils soient émergents ou encore à imaginer, repose sur l’intégration de deux dynamiques territoriales déjà à l’oeuvre. D’une part, le déploiement de logiques interterritoriales est un élément incontournable pour gérer les interdépendances, donc penser les complémentarités de demain. Visible aujourd’hui à travers la mise en action d’échelles de coopération plus étendues et complexes, le redimensionnement des stratégies territoriales, comme en atteste l’exemple de Rouen dans l’ouvrage La métropole performative ? Récits et échelles de la fabrique institutionnelle métropolitaine de Rouen de Jean Debrie et Xavier Desjardins permet d’envisager la coopération territoriale comme l’une des clés d’un développement institutionnel et stratégique en cohérence avec les réalités territoriales. D’autre part, il convient de dépasser le mantra de l’attractivité du modèle métropolitain actuel pour interroger la capacité d’accueil des territoires et leur dimension hospitalière pour penser à la manière dont on vit dans les territoires et à la qualité de vie pour tout un chacun que l’on peut y trouver. Néanmoins, l’intégration de ces dynamiques interterritoriales et hospitalières ne peut porter la résilience sans questionner les processus de mutations territoriales. Car l’enjeu est bien là ; bâtir des modes de faire et de penser transformant profondément un modèle à bout de souffle pour aller vers des sociétés adaptables, résilientes aux « chocs » de notre ère voire désirables dans les perspectives de vie qu’elles proposent.
La résilience des territoires portée par leur transition
Dans le contexte qui est le nôtre, parler de nouveaux modèles résilients signifie bien rechercher une transformation radicale pour accompagner les chocs et les catastrophes que rencontrent nos systèmes, en visant un changement profond de ces mêmes systèmes ; rétablir une situation initiale qui ne ferait que nous conduire dans la même impasse est sans intérêt. La recherche d’une situation d’équilibre à partir d’ajustements de la situation initiale n’est pas non plus souhaitable car le modèle socio-économique actuel ne permettra pas de conduire les adaptations qui s’imposent à nous. Celles-ci sont à la fois de l’ordre du court terme mais concernent aussi l’avenir : l’idée de la résilience est alors de percevoir les « chocs » que nous rencontrons comme des opportunités pour construire de nouveaux systèmes par le développement de modèles aux capacité d’adaptabilité accrues afin de ne pas subir mais bien tenter de prévenir des menaces climatiques, écologiques, politiques, sociales et
économiques. Le concept de transition, caractérisé par une période conduisant d’un état à un autre, porte en lui une intentionnalité de transformation profonde et à long terme. La transition semble alors être l’un des chemins possibles de résilience des territoires vers l’invention de nouveaux modèles socio-économiques, à condition qu’elle s’inscrive dans un contexte social, territorial et institutionnel. Celle-ci ne peut en effet reposer sur des innovations hors-sol ou sans considération pour les mouvements déjà à l’oeuvre aujourd’hui.
De la compétition interurbaine à l’interterritorialité
L’émergence de modèles socio-économiques au cours des deux derniers siècles n’est en effet pas cyclique mais incrémentale ; un nouveau modèle ne fait pas disparaître le précédent. Le modèle métropolitain a succédé au modèle industriel, qui lui-même provient d’une transformation du modèle agraire. Quel sera le modèle de demain ? Magali Talandier distingue les signaux faibles d’un modèle collaboratif en émergence. Caractérisé par une reconnexion des fonctions (productives, de consommation, résidentielles…), ce modèle collaboratif semble être en mesure de produire de nouvelles formes d’organisation spatiale des activités : plateformes « C to C » (de consommateur à consommateur), rapports directs producteur-consommateur… Cette hybridation des fonctions entraîne également une fabrique urbaine d’un nouveau genre, entre tiers-lieux et communs urbains. L’enjeu est alors de permettre aux fonctions de s’alimenter les unes les autres et de retrouver au coeur des villes un rapport à la matérialité. Ce modèle collaboratif semble ainsi être en capacité de générer un rééquilibrage territorial des richesses et des forces productives mais dont l’enjeu est de parvenir à entraîner l’ensemble des individus vers les nouvelles formes productives (intelligence artificielle, numérique, liées au vieillissement…) sous peine d’accroître les inégalités sociales pour ceux qui ne pourraient s’en saisir. Avec l’appui des travaux de Jean Debrie et Xavier Desjardins, nous pouvons observer les mutations territoriales actuelles oscillant entre héritage du modèle métropolitain caractérisé par une volonté et un intérêt à devenir métropole, et transformation des paradigmes de coopération interterritoriale qui découlent des logiques du même modèle mais se structurent différemment.
Les transformations des gouvernances mondiales allant de pair avec l’accélération du mouvement de métropolisation à partir des années 1990 ont poussé les territoires à se rêver « plus lourds » pour compter dans l’orientation de l’action publique et privée régionale, nationale et mondiale. Ces nouvelles modalités de gouvernance ont conduit à leur complexification de par la pluralité d’acteurs qui entrent désormais en jeu, articulant tant les échelles locales que régionales, nationales, voire internationales. L’appui par les pouvoirs publics en France de ces stratégies de métropolisation à partir des années 2010 et les réorganisations du territoire national successives encouragent les villes moyennes dans leur volonté d’obtention du statut métropolitain, tant pour l’octroi de subsides que pour l’oreille « directe » de l’État qu’offre ce statut. On constate dès lors, comme dans le cas de Rouen, un élargissement et une superposition des échelles d’action, mais également des échelles auxquelles se jouent les stratégies territoriales. Jean Debrie et Xavier Desjardins soulignent le caractère potentiellement performatif du fait métropolitain : suffit-il de se dire métropole pour le devenir ? La réponse qu’ils apportent dans leur ouvrage montre à n’en pas douter l’intérêt du discours pour la structuration institutionnelle des territoires. Mais les deux auteurs soulèvent également la complexité des strates qui s’entrecroisent et questionnent ce que signifie faire métropole. Est-ce simplement exister sur la scène internationale ou est-ce aussi constituer un territoire, faire sens, faire société dans un territoire donné, lié sans conteste aux autres territoires ? Dans une logique d’inter territorialité et de prise en compte des spécificités locales pour apporter des réponses adaptées, l’émergence de dispositifs propres aux territoires dans lesquels et par lesquels ils sont construits semble être une des conditions de la résilience de ces mêmes territoires.
Dépasser les logiques de concurrence territoriale
Cette résilience des territoires concerne des changements de paradigme à différents niveaux : économique, écologique, humain. Le modèle métropolitain s’est en effet construit autour des fonctions « métropolitaines » à haute valeur ajoutée comme moteurs de création de richesses, et par effet d’entraînement, de développement des espaces. Ici, le développement territorial repose sur une conception exogène, majoritairement construite autour des fonctions productives. Les ressources endogènes, de l’innovation sociale et des ressources territoriales sont peu prises en considération. Il s’agirait alors de dépasser la course à la performance des territoires les uns par rapport aux autres pour permettre aux territoires d’accompagner ensemble les mutations déjà l’oeuvre. La capacité de résilience d’un système territorial repose en effet à la fois sur ses qualités « innées » (situation, ressources matérielles… comme c’est le cas de Rouen et l’axe Seine étudié par Desjardins et Debrie) et « acquises » (action locale, mobilisation…) pour penser les stratégies d’adaptation. Ces stratégies d’adaptation ne peuvent être pensées uniquement dans la limite de périmètres institutionnels mais selon une logique d’échelles plus vastes, entrecroisant différentes strates et convoquant des mécanismes complexes et variés de relations interterritoriales. La dimension humaine des chemins de la résilience territoriale passe quant à elle par l’abandon de la quête perpétuelle d’attractivité pour penser l’hospitalité des territoires. Pour Magali Talandier, « la question de l’hospitalité convoque à la fois les problématiques d’attractivité (faire venir), d’accueil (faire société, faire partie), mais également de capacité à retenir (bien-vivre, bien-être). ». En prenant en compte les lieux de vie, les pratiques habitantes, les flux de personnes, elle propose ainsi de créer les conditions favorables pour une attractivité plurielle et partagée avec d’autres territoires, mais aussi celles pour bien-vivre dans son territoire.
Élargir les régimes de gouvernance ?
Par ailleurs, cette résilience doit offrir de nouveaux modes de faire, pour agir au regard des contextes et nous adapter de manière très concrète, mais également permettre la production partagée de nouveaux schémas de pensée indispensables pour donner du sens à la résilience territoriale. De ce fait, interroger la place des individus, des collectifs, du vivant et les rapports au monde que nous entretenons ainsi que la manière de conduire nos actions et les effets de ces dernières, passe inévitablement par une réflexion de fond sur les gouvernances. À la fois les gouvernances des dispositifs en place ou dont la création est à venir, mais également la gouvernance des transitions elles-mêmes, processus dont la structuration même pourrait être le reflet des modèles socio-économiques à bâtir. Il convient alors, dans le cadre d’un renouvellement du modèle métropolitain, de revoir les logiques de construction institutionnelles prédominantes basées sur la recherche de consensus qui entraînent soit la sortie d’agenda de sujets conflictuels, soit la dépolitisation de questions pourtant éminemment politiques. Que chacun soit en capacité de comprendre, se saisir, orienter, les affaires publiques, n’est-ce pas une condition sine qua none de notre résilience collective ?
Les périodes de transition viennent bousculer des équilibres, des intérêts. Elles sont par essence propices à attiser les peurs et les conflits. Pour aller de l’avant et faire preuve de résilience dès la phase transitionnelle, il nous faut penser des gouvernances adaptées, visant la complémentarité et la solidarité que ce soit à l’échelle des individus ou des territoires. L’hospitalité est alors cruciale pour assurer la cohésion sociale des dynamiques à l’oeuvre et également dépasser le modèle de compétition interurbaine plébiscité jusqu’alors, modèle accélérateur des chocs et des crises que nous vivons aujourd’hui.